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LA JUSTIFICATION DU BIEN
Vladimir Soloviev
(Notes de lecture de Jean-François)





Troisième partie : le bien à travers l’histoire de l’humanité.

Ch. 6 La question pénale du point de vue moral.

Quel comportement avoir vis-à-vis du malfaiteur, dans le souci légitime que l’on doit avoir de sa victime et du corps social, mais aussi, d’un autre côté, de son bien propre ?

◊ En la matière, la base morale du double rapport de la sanction d’un délit à la victime d’une part, et à l’offenseur d’autre part, est la même : c’est la valeur absolue (ou dignité) de la personne humaine.
Tous deux ont besoin d’être aidés pour rétablir la justice, qui a été violée chez l’un et chez l’autre.

◊ A ce titre, le principe de la vengeance, qui revient à rendre le mal pour le mal, la souffrance pour la souffrance, n’a aucune signification : il ne remédie pas au préjudice subit par la victime, et il ne ramène pas l’offenseur à la raison. A ce titre toujours, le principe d’exemplarité de la peine, envisageable dans un souci de dissuasion, n’est pas satisfaisant, car il revient à faire du condamné un moyen ou un instrument au profit des autres 1 . Et à ce titre encore, il est des sanctions, comme la peine de mort, ou la détention à perpétuité, qui ne sont pas moralement justifiables, car elles privent le criminel de ses droits fondamentaux en tant qu’être humain – la vie, la liberté.

◊ On ne peut naturellement agir envers le criminel en lui prodiguant simplement des paroles tendant à son amendement. En général le criminel n’est pas accessible à de telles paroles : leur attribuer un effet décisif est naïf ou présomptueux. On ne saurait s’y fier ou s’en contenter, spécialement lorsque la vie d’autrui est en jeu : la victime a droit à un secours véritable, pas seulement à une intercession verbale. Et de même l’agresseur a droit à autre chose qu’à des paroles pour être détourné de sa conduite – en le retenant de commettre le mal par un moyen ou par un autre, on respecte activement et soutient en lui sa dignité humaine, gravement menacée. La contrainte de la peine est une simple et inévitable condition de l’aide qui lui est due.
Ayant donc en vue le bien de la victime et celui de son agresseur, il doit être fait appel à la conscience et à la raison pour déterminer la forme et la mesure de la contrainte physique à appliquer.

◊ La résistance au crime n’est pas facultative.
Compte tenu de ce qui vient d’être dit, elle implique le châtiment (distinct de la vengeance), celui-ci étant à voir comme un moyen légitime de pitié active, limitant légalement et par contrainte les manifestations extérieures de toute volonté mauvaise, non seulement en vue de la sécurité de la société et de ses membres, mais aussi dans l’intérêt du criminel lui-même : la victime a droit à protection et réparation 2 , la société a droit à la sécurité, le criminel a droit à une possibilité d’amendement, souhaitable par et pour tout le monde.

◊ En application, la détention de l’inculpé, pour des fautes naturellement suffisamment conséquentes, est a priori nécessaire pour commencer. Le temps en effet de juger de son affaire sereinement, et pour lui-même à la fois de marquer une pause dans ses éventuels méfaits et de bénéficier d’une opportunité de revenir sur lui-même.
Mais pour la suite il est nécessaire aussi que la peine infligée soit en rapport avec sa situation, et pas seulement avec l’acte commis : le tribunal a un diagnostic et un pronostic à faire de sa ‘maladie’ morale. Il est sûr que certains criminels sont incorrigibles. Mais, comme nul ne peut jamais dire par avance lesquels, tous doivent être placés dans les conditions les plus favorables à un amendement possible
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 1.  Ce ne veut pas dire que la justice rendue ne doit pas être exemplaire, c'est à dire éducative et dissuasive, par la promptitude de son rendu, la nature de la peine infligée et l’officialisation de son exécution.
 2.  Le mal commis peut en fait n'être pas réparable. C'est le cas du crime par exemple, ou du viol. En la matière trois autres notions sont à considérer, qui sont le repentir, le pardon et le salut. Mais ceci est hors sujet, s'agissant ici de la question pénale. Ceci étant, la question se pose de savoir qui va réparer ce qui est réparable : la famille, les voisins ? la Société ? Le criminel ? ... la victime elle-même ?
Ce qui justifie le châtiment est, me semble-t-il, la protection de la communauté (à quoi on peut rattacher la valeur d'exemple de la sanction), la réparation du mal commis, qui est une dette de l'agresseur envers la victime ou la communauté, et l'amendement du premier. C'est dans cette perspective que la peine devrait être choisie (donc imaginée et mise en oeuvre) et mesurée. Il est clair que les peines de prison auxquelles on a aujourd'hui essentiellement recours sont sans rapport avec une quelconque réparation, ne vont dans le sens d'aucun amendement du malfaiteur, au contraire, et ne protègent la Société que pendant le temps où il est hors d'état de nuire - elle ne perd rien pour attendre ...






Ch. 7  La question économique du point de vue moral.

◊ Nul ne peut nier que la question économique est une pierre d’achoppement pour les individus, les classes sociales et les nations, d’où proviennent largement la criminalité, une multitude de conflits et la plupart des guerres. Ceci est évidemment dû au fait que les conditions dans lesquelles s’exerce la vie économique sont, pour une large part, socialement mauvaises. En la matière, libéralisme et socialisme, qui sont les deux faces d’un même matérialisme athée, ne répondent pas plus l’un que l’autre au problème posé, le défaut capital du premier, à la vérité anarchique, étant de séparer le domaine économique du domaine moral, celui du second étant plutôt,  à l’inverse, de confondre les deux, alors que, quoique inséparables en effet, les deux domaines soient par nature bien distincts.

◊ D’une manière générale, l’affirmation d’une chose indépendamment de l’ensemble dont elle fait partie, constitue une erreur théorique fondamentale, dont la mise en pratique s’avère avec le temps  invariablement néfaste.
Considérer l’homme, par exemple, uniquement comme un agent économique – producteur, propriétaire, consommateur – est un point de vue réducteur, faux par conséquent, dont les conséquences sociales sont à la fois catastrophiques et immorales.
Tout comme le jeu libre des réactions chimiques ne peut se produire que dans un cadavre, alors que dans un corps vivant elles sont liées et déterminées par des buts organiques, de même, le jeu libre des facteurs et des lois économiques n’est possible que dans une société morte et en décomposition, tandis que dans une société vivante et qui a un  avenir, les éléments économiques sont liés à des buts moraux, et déterminés par eux. Proclamer : ‘Laissez faire le marché’, c’est dire à la société : ‘Meurs et décompose-toi’.

◊ Si la nécessité du travail s’impose fatalement à tous, son mode d’accomplissement et le partage de son fruit relèvent à l’évidence du libre exercice de la volonté, par conséquent de motivations d’ordres psychologique et éthique : le fait que l’offre et la demande fassent la loi ne prouve pas du tout la force du facteur économiques, mais seulement la faiblesse de la vertu chez les individus. Aucune nécessité économique ne peut empêcher quiconque, en sa qualité de producteur, de propriétaire ou de consommateur, de subordonner les considérations matérielles aux considérations morales - d’où il résulte qu’il n’existe dans le domaine économique aucune loi naturelle agissant indépendamment de la volonté individuelle.
Dire cela n’est pas nier que les actes humains soient ou puissent être régis par des lois.
C’est seulement s’élever contre une prétendue loi économico-matérielle, à effet asservissant, qui s’imposerait en dehors de toute considération d’ordre psychologique ou moral.

◊ Ainsi n’est-il aucune loi économique qui agisse pour son propre compte, indépendamment des exigences de la raison et de la conscience. Il n’est qu’une loi absolue, la loi morale, qui s’applique dans le champ particulier de la vie économique comme partout ailleurs.
La dérive, tant socialiste que libérale, vient de ce que l’on tient l’activité économique, c'est-à-dire la matérialité des choses, comme un domaine à part, ayant ses lois propres, régi par la nature, l’instinct ou la passion des hommes, d’où l’on exclut comme étrangers, ‘idéalistes’ dit-on, les principes d’ordre moral ou spirituel : la principe matériel est tout.
A partir de là, la richesse matérielle devient-elle toujours davantage l’affaire principale et l’organisation sociale dégénère-t-elle en ploutocratie. La ploutocratie fausse l’ordre social, en mettant en situation supérieure et déterminante un facteur qui n’est que subalterne – le matériel. Sur ce point, libéralisme et socialisme se rejoignent. Pour le ploutocrate, l’homme normal est un agent économique, et, par accident, un citoyen, un père de famille etc. Le socialiste se défend d’être un ploutocrate. Toutefois sa démarche est la même : la perfection morale du citoyen est assurée pour lui, ipso facto, par l’avènement d’une société économiquement idéalement organisée. Pour lui comme pour le ‘bourgeois’, ‘l’homme ne vit que de pain 1’. La prospérité économique est le but et le bien suprême. Le ploutocrate enfante le socialiste. Le matérialisme pratique des classes dirigeantes en effet, provoque et justifie la tendance socialiste des classes populaires qui leur sont subordonnées – car comment ces dernières, considérant leur comportement, pourraient-elles leur faire confiance ? Et pourquoi ne devraient-elles pas avoir part à leur bien-être ?

◊ Le principe moral, qui détermine l’ordre juste des relations avec le Créateur, les hommes et la nature, est entièrement applicable en matière de production, de distribution et d’échange des valeurs.

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1.  … et de jeux peut-on spécialement dire aujourd’hui (football, rugby …), comme au temps des romains de la décadence : on est dans l’horizontal pur.



Le travail est une nécessité matérielle.
Comme toute nécessité, il est par là une expression de la volonté de Dieu.
De ce point de vue, il est un commandement divin, à effectuer au bénéfice de chacun et de tous 1  : les relations économiques doivent être consciemment dirigées dans le sens du bien commun. Comprendre l’intérêt personnel ou la cupidité comme motif premier du travail prive celui-ci de sa signification, qui est le parfait accomplissement d’un commandement divin, et conduit à une dérive générale dont on ne sait plus combattre à terme les effets pernicieux autrement que par la contrainte, avant qu’elle ne finisse par susciter l’anarchisme : le souci de la justice sociale n’est pas une préoccupation que l’on peut avoir en fin de parcours d’une activité économique quelconque mais que l’on doit avoir dès son commencement.

◊ On doit donc retenir ceci :
- qu’en prenant comme point de départ l’intérêt personnel comme but dans le travail, on aboutit à la discorde et au désordre, au contraire du bien général,
- qu’en prenant, à l’inverse, le bien commun comme préoccupation fondamentale dans le travail, on va vers une harmonie générale d’où découle naturellement la satisfaction du besoin de chacun,
- par conséquent, que tout homme doit faire en sorte que son travail soit utile à tous, considérant là son devoir, le service du bien universel et l’accomplissement de la volonté de Dieu,
- et que la Société, quant à elle, se doit de reconnaître et garantir à chacun de ses membres le droit de mener une existence personnelle digne.

◊ Le travail n’est pas digne lorsqu’il est exclusivement et grossièrement mécanique ou répétitif.
Il ne l’est pas non plus lorsqu’il absorbe tout le temps et toutes les forces du travailleur.
Il ne l’est encore pas s’il n’est pas rémunéré suffisamment pour que l’intéressé et les siens puissent vivre et travailler à leur progrès moral, mental et spirituel 2 .

◊ En matière économique, la philosophie morale n’a pas pour vocation de traiter des formes concrètes de l’organisation sociale, ces formes relevant des hommes de l’art, mais de ce qui doit en inspirer toujours  la conception, afin de pouvoir en attendre un fruit universellement bon.
- La première condition à remplir, qui a un caractère religieux – na pas placer Mammon  à la place de Dieu -, est donc que l’on ne fasse pas de l’économique un domaine indépendant, se suffisant à lui-même,
- La seconde, qui a un caractère humain, est que la vie économique s’exerce pour le bien de ceux qui l’exercent ou en dépendent, et non à leurs dépens,
- Et il y en a une troisième, c’est que la vie économique ne s’exerce pas non plus aux dépens de la nature, plus généralement de la Création, qui, bien que subordonnée à la Divinité et à l’Humanité, n’en est pas pour autant dépourvue de droits : le but du travail n’est pas, ou pas seulement, de se procurer des biens ou de  faire de l’argent, mais d’animer ce qui est sans vie et de spiritualiser ce qui est matériel. La clé ici encore, est d’aimer la nature en elle-même, en foi de quoi on en prend soin et on la sert 3 .

◊ Quoique la notion de propriété relève plutôt du droit, de la morale ou de la psychologie, elle est étroitement liée à la vie économique (ce qui montre en passant que celle-ci n’est pas un monde à part, fermé sur lui-même). Elle nécessite donc d’être ici approfondie.
Au fond des choses, la propriété découle de la nature humaine : il y a nous, et il y a ce qui est nôtre.
- Ce qui est nôtre en interne d’abord : nos idées, nos sentiments, nos désirs. A ce propos, nous observons que la personne et ses idées, ses sentiments, ses désirs, qui ne sont pas ‘elle’ mais qui lui sont propres, ne sont pas séparables. Mais nous observons aussi que cette propriété naturelle est relative, dans la mesure où une partie des états psychologiques qui la constituent est dépendante de l’extérieur ou induite par lui.
- Ce qui est nôtre en externe ensuite.
En commençant par notre corps, sa propriété est incontestable, mais on y observe une relativité semblable à celle de la propriété interne. L’inviolabilité corporelle de la personne, en effet, est subordonnée au principe absolu du bien commun : n’importe quel acte n’est pas et ne peut pas être permis 4 .

Pour ce qui concerne les biens matériels, il est évident que leur possession n’en fait pas la propriété – par exemple, je peux très bien porter un vêtement volé, ou encore disposer sans le savoir d’un champ qu’un autre cultive. Ce qui fait la propriété ce n’est pas la ‘relevance’ à une personne, mais une base autre,  idéale, qui semble devoir ou pouvoir être le travail. Mais cette base elle-même se révèle relative. On ne peut être propriétaire de ses enfants, de son conjoint, ni d’une personne quelconque, quoique la relation implique de don de soi ou de peine prise. On ne peut non plus déterminer dans un objet  la part qui revient à quelqu’un du fait qu’il a participé à sa fabrication (on ne peut au surplus partager l’objet). Dans la nature des choses, il n’existe donc pas de raison réelle, en vertu de laquelle le produit du travail devrait être la propriété de quelqu’un : il faut chercher à la propriété une autre justification, idéale.
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1. … sans omettre ici, inséparablement, le rapport avec Dieu (que l’expression ‘à la gloire de Dieu’ exprime parfaitement), et le rapport avec la nature, qu’il s’agit de mener à sa perfection, ce qui est bien plus que d’en prendre soin, et tout autre chose que de ‘l’exploiter’.
2. A noter que les tâches devraient être conçues et confiées en pensant au dit progrès de la personne, i. e. à  la mise en valeur de ce qu’elle est.
3.  Au sens où les anges servent les hommes, un instituteur ses élèves etc.
4.  Si je suis en position de le faire, j’ai le devoir d’empêcher un crime. Comme suite, je reconnais à autrui le droit d’exercer à l’occasion contrainte à mon égard, si d’aventure je suis prêt de commettre un tel acte.

◊ Tout homme a le droit d’avoir les moyens d’exister dignement.
Comme ce droit est potentiel, parce que dépendant de la Société, l’individu a une obligation correspondante vis-à-vis d’elle, qui est de lui être utile d’une manière ou d’une autre, de travailler pour elle, en sorte que son droit découle de ce qu’il l’a gagné par son travail.
Cependant, ce qui a été gagné par chacun n’est pas généralement mesurable, ni non plus isolable du gain commun. Par ailleurs, tandis que les uns consomment ce qu’ils ont reçu du partage effectué, d’autres en épargnent une partie. Ainsi se constitue-t-il naturellement dans les mains de certains, par le fait des circonstances ou par celui de leurs choix de vie, ce que l’on appelle un capital, qu’il est juste de considérer comme leur propriété par excellence. Il aurait pu en effet n’être pas épargné.

◊ Le concept de propriété sous-entend la libre disposition du bien.
La question se pose toutefois : abus compris ... ?
A cette question on ne peut répondre que ‘non’. Comment en effet la Société pourrait-elle garantir un droit qui s’exerce en contradiction avec le bien commun ? La difficulté est ici de discerner en quoi consiste l’abus, et d’apprécier la mesure dans laquelle ou avec laquelle il est opportun d’intervenir. Ce qui est certain en tous les cas, c’est que, dans le principe, il est permis et obligatoire d’empêcher quelqu’un de mal user de sa propriété, c’est à dire de le faire au détriment du bien commun ou de la justice sociale.

◊ Il ne peut y avoir de vie sociale sans échanges de choses, de services, et de ce qui les représente : l’argent. La philosophie morale intervient en la matière dans la mesure où le but poursuivi dans l’échange peut être bon ou mauvais. Il est bon s’il est compatible avec le bien des parties et de tous. Il ne l’est pas quand n’ayant comme fin que le profit, il aboutit à la fraude, à la falsification, à la spéculation ou à l’usure 1 .
Il relève des obligations de la Société d’établir des règles de vie commune, un ‘droit2’ , conforme à l’éthique, qui garantisse inséparablement et l’intérêt de chacun, et le bien de la communauté.
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1. On pourrait ajouter à l’exploitation, au sens péjoratif du terme, des ressources naturelles, du personnel au travail, des clients ou de tiers divers.
2.  Le mot ‘droit’ évoque, significativement, une attitude morale : la rectitude.




 Ch. 8 Moralité et justice légale.


◊ Le principe moral absolu, c’est l’image de Dieu en nous et sa parfaite ressemblance.
Parler de ‘principe’, c’est sous-entendre que la réalité n’est pas telle : le fait de devoir ‘devenir’ présuppose en effet un état inférieur, un degré seulement relatif d’élévation. Cette existence du relatif, ou de l’imparfait, est un fait insurmontable, qui nous conduit à considérer l’organisation de la vie sociale comme un moindre bien temporairement nécessaire.
On ne peut donc, dans le principe, séparer la moralité et la loi, et encore moins les opposer.

◊ Entre le bien idéal et les aspects mauvais de la réalité, se trouve donc la sphère intermédiaire du droit et de la justice, dont la fonction (authentique) est d’incarner réellement le bien et de limiter, corriger ou empêcher le mal. C’est en effet par le droit et par son incarnation de fait – l’Etat – qu’est pratiquement conditionnée la vie morale de l’humanité.
On comprend bien qu’un enseignement moral donné en marge de la justice légale n’aurait ni appui objectif, ni moyen d’expression, et à l’inverse qu’une justice légale faisant fi des principes et buts moraux perdrait sa justification et verserait dans l’arbitraire 1 . Ce n’est pas par hasard si le mot ‘justice’, quoiqu’ayant des acceptions différentes, réunit les deux notions de morale et de légalité : elles sont intimement liées. 

◊ Soloviev distingue trois différences entre le droit moral et ‘le droit’ comme tel, au sens de l’organisation juridique de la vie sociale, à savoir :
- que ce dernier ne peut être que la limite inférieure ou le degré minimum de la moralité,
- que le dernier impose de satisfaire à ce minimum, tandis que le premier invite à une disposition du coeur qui conduit à aller infiniment plus loin,
- enfin que le dernier sous-entend la contrainte, le respect de la loi étant impératif, tandis que le premier ne peut s’accommoder que d’une démarche libre et volontaire.
La contrainte de l’Etat est moralement justifiée par le fait qu’il est vital pour la Société d’assurer à la fois les conditions nécessaires à sa vie propre (paix et sécurité) et celles nécessaires au progrès moral de tous.

◊ La justice doit être une réalité sociale (ou personnelle), pas seulement un concept.
La justice légale se présente ainsi comme une définition à un instant donné de l’équilibre entre les deux moteurs principaux de la vie humaine que sont l’exercice de la liberté personnelle et la préoccupation du bien commun.
Il y a anomalie lorsqu’il y a dérive de l’Etat dans l’un ou l’autre sens, soit qu’il laisse une place excessive à l’arbitraire de la personne, soit au contraire qu’il tende, au nom du bien commun, ou d’un prétendu tel, à peser sur les consciences et à exercer sur la personne une contrainte despotique.
Selon Soloviev, pour que les choses aillent bien, le pouvoir devrait se borner à traiter des questions matérielles – protéger  la vie et les biens, assurer instruction, santé, approvisionnements ... - et laisser le monde intérieur ou spirituel à la seule responsabilité des personnes 3  , absolument libres à ce titre en matière religieuse 4 .

◊ Sauf à perdre son fondement, et donc sa justification, le droit ne peut en aucune manière entrer en conflit avec les exigences de la moralité 4 .

◊ Par nature, le droit doit pouvoir s’appuyer sur une force qui en garantisse le respect par tous.
La vie en communauté est indispensable à cet effet – l’être solitaire est impuissant .
Une certaine limitation des libertés de chacun est de ce fait nécessaire pour assurer le bien de tous : c’est l’objet de la loi, qui explicite les règles de la vie commune.
La loi se doit de satisfaire à trois caractères :
- celui d’être publique (elle doit être connue de tous),
- celui d’être concrète (c’est une norme pratique régissant certains rapports),
- et celui d’être applicable (c’est à dire de correspondre à des besoins réels et d’être, à toutes fins utiles, accompagnée de sanctions claires).
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1. Ou dans l’anarchie, si l’Etat ayant une forme démocratique et suivant la voie de la majorité (élections obligent), plutôt que celle du Bien, finit par légiférer en fonction de l’opinion.
2.  Comment est-ce possible, quand on réalise que la vie matérielle est conditionnée par le monde des idées et que le progrès moral des populations, comme il a été dit plus haut dans l’exposé, est fondamentalement dépendant du  politique ?
3.  Est-il de l’intérêt général de laisser professer l’erreur ? Se propager des idées fausses ?
4.  Au service desquelles il se trouve, du fait qu’elles sont l’assise du bien commun.
  On voit par là combien l’individualisme est un danger pour l’Etat de droit, dont il amène tout naturellement la ruine.


◊ Les autorités ont en charge le bon déroulement de la vie commune et disposent à cet effet de trois pouvoirs distincts mais complémentaires et inséparables (ils ont tous trois le même but : servir le bien commun) :
- celui d’édicter les lois (législatif),
- celui de les mettre en pratique (exécutif),
- et celui de juger, en cas de litige ou de manquement dans leur application (judiciaire).
 
Ch. 9 Le sens de la guerre.

◊ Comme la maladie est la manifestation d’une insuffisance intérieure de l’organisme, dont l’état normal est la santé, la guerre révèle une insuffisance intérieure du corps social, dont l’état normal est la paix. En poussant l’analogie plus loin, on peut penser que tant que durera le trouble moral de l’humanité, les guerres ne pourront pas plus disparaître que la fièvre, inévitables, malgré la condamnation qu’en font à juste titre toutes les religions et le corps social lui-même.
Trois questions se posent à propos de la guerre :
- l’appréciation morale de la chose,
- sa signification,
- son rapport avec la vie personnelle de chacun.

◊ Quant à l’appréciation morale de la chose, il n’est pas contestable de tenir la guerre comme un mal en soi. Mais s’agit-il d’un mal absolu ou d’un mal relatif ? Si l’on entend Soloviev, ce serait un mal  relatif, ainsi que le montrerait l’histoire, parce que parfois un moindre mal. En voyant l’affaire de haut, les guerres de l’antiquité, par exemple, seraient allées dans le sens d’une paix universelle (pax romana), ce en employant à cet effet toujours moins de combattants.
La guerre n’a pas disparu avec le christianisme. Toujours selon Soloviev, elle aurait été d’une certaine utilité dans l’unification progressive de l’humanité, que l’on constate sur le plan des idées et de la culture autant que sur le plan matériel (cf. confrontation avec l’Islam, guerres de la Révolution …). Au point de provoquer sa propre disparition, du fait de ses répercussions devenues maintenant universelles et d’une ampleur démesurée 1 .

◊ Pour Soloviev, en bref, le sens de la guerre est d’être l’expression d’une nécessité interne dans l’histoire de l’humanité, en route vers son unité et son retour à Dieu.

◊ En son temps, Soloviev appréciait que le travail d’unification du monde était déjà très avancé et tendait vers son terme, qui pourrait intervenir, toujours selon lui, à l’issue d’un conflit gigantesque entre les races jaune et blanche (symboliquement : Orient contre Occident), la Chine jouant à cette occasion un rôle de premier plan.
Dans cette phase de l’histoire, comme la voit Soloviev, l’individu, qui n’est rien seul, ne peut éviter de se soumettre à l’autorité de l’Etat lorsqu’il lui demande, par la conscription générale, de prendre sa part dans le déroulement d’un conflit.
En résumant l’argumentation : tant que Caïn subsistera dans le cœur de l’homme, le soldat et le policier seront nécessaires, et par conséquent un bien plutôt qu’un mal.

◊ L’Etat étant la condition et l’instrument du progrès humain, il est du devoir de l’homme individuel de participer, en s’y investissant, au progrès politique général, duquel résulte l’unité du genre humain et par voie de conséquence, le disparition de la guerre 2 .
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 1.  Le point de vue de Soloviev sur l’aspect positif de la guerre est extrêmement discutable pour bien des raisons, et probablement n’écrirait-il pas maintenant la même chose, au vu de ce qui s’est passé au XX ème siècle et de la façon dont commence le XXI ème. Il n’est pas niable que la guerre  a joué et joue toujours un rôle considérable dans les affaires humaines. De là à dire qu’il est positif, c’est une toute autre affaire, même si le Ciel sait tirer le bien du mal. Il y a moyen de progresser autrement que par cette voie mauvaise, et s’il y a progrès  (ce qu’il faudrait démontrer) on peut penser que c’est plutôt en dépit d’elle qu’autrement. Comment peut-on penser que la guerre va dans le sens de l’unité et de la paix quand elle est précisément l’opposé de celle-ci et qu’elle consacre la division ?
2.  Ce disant, c’est ne pas assez parler de la racine de la guerre, qui a des radicelles dans le cœur de tout homme, non plus que de la responsabilité et du pouvoir de chacun dans son microcosme et au travers de celui-ci : dix justes auraient sauvé Gomorrhe. 

Ch. 10 L’organisation morale de l’humanité.

◊ L’organisation naturelle de l’humanité consiste en ceci que les différents individus et groupes humains sont naturellement obligés d’agir ensemble, de telle manière que le fruit de leurs activités satisfasse les besoins de chacun et amène à un perfectionnement relatif de l’ensemble.
Comme telle, cette organisation ne peut être qu’imparfaite : la coexistence des intérêts privés et leur harmonie comme résultat général n’aboutit pas à une union des personnes, pas plus qu’au bien commun véritable. Il lui manque un but universel qui oriente les pensées et les actions de tous.
Ce but ne peut être que le parfait accomplissement du Bien, ainsi qu’il a été dit déjà (cf. Introduction), dans la mesure où lui seul peut conduire à la plénitude de vie à laquelle tout homme aspire fondamentalement.
Une organisation morale de l’humanité est donc nécessaire, en outre de celle dite naturelle, dont la nécessité s’impose quant à elle sans discussion. Le sujet de cette organisation demeure, comme dans l’organisation naturelle, l’homme individuel, conjointement et inséparablement avec l’homme collectif.

◊ Les trois stades du développement de l’homme collectif sont, selon Soloviev, la famille (le clan), le groupement politique (la nation) et l’humanité (unité spirituelle du genre humain, au terme de l’histoire).
En voyant les choses ainsi, la question se pose de savoir si la famille et la nation doivent faire partie de l’organisation définitive et universelle de la vie humaine ou si elles ne constituent que des éléments limités et transitoires du développement de celle-ci ?
La famille 1  et la nation sont des formes en effet, à ce titre changeantes et périssables.
On peut y voir en tous les cas des formes temporellement nécessaires pour atteindre le but suprême. Sans leur donner par conséquent une valeur absolue, il convient d’y découvrir et cultiver ce qui s’y trouve de parfait, d’immuable, de divin, qui est accomplissement déjà de la perfection universelle finale : le lien relatif qui unit les individus doit être cultivé à cet effet, purifié, élevé, spiritualisé, rendu parfait, jusqu’à se révéler dans la plénitude absolue qui doit être la sienne au sein de l’humanité devenue une.
Pour ce qui concerne la famille, cette tâche d’élévation et de spiritualisation prend corps au travers de sa religion, de l’union conjugale et de l’éducation des enfants, trois voies maintenant à étudier.

◊ La religion de la famille. Elle apparaît au commencement comme culte des ancêtres, évolue vers le monde des esprits et des êtres supérieurs (dieux) pour en arriver à la splendeur de la révélation chrétienne du Dieu unique, de la communion avec Lui, et de la communion en Lui de tous les saints.
La religion est, dans l’esprit, le coeur de la vie familiale, ce qui lui donne cohésion et unité.

◊ L’union conjugale est, dans la chair, le noyau de la vie familiale.
Dans cette union, la femme incarne le principe réceptif de la réalité matérielle, qu’elle représente. L’homme incarne le principe actif. Chacun est l’indispensable complément de l’autre, et ce n’est que dans leur union qu’ils sont « l’homme » véritable.
L’union charnelle est le sacrement de cette réalité (signe et moyen). Elle n’est pas neutre.

L’homme devrait voir la femme comme Dieu la voit : un être d’une importance absolue, une personnalité morale, une fin en soi, une entité appelée à une déification. Et il devrait agir pour que sa femme devienne dans sa vie ce qu’elle est appelée à être. Principe actif.
Pour Soloviev, la femme devrait voir son mari comme son sauveur 2, destiné comme tel à lui révéler et à réaliser pour elle le sens de sa vie. Principe passif.
La sensualité et toutes les déviances de la nature humaine pèsent malheureusement lourdement sur cet amour, au point d’en obscurcir même totalement le concept.
Ainsi apparaît la nécessité de l’ascèse conjugale que signifie la chasteté.
De ce point de vue, la plénitude de la satisfaction ne peut être attendue du désir charnel assouvi, mais de la joie d’une perfection réalisée, à laquelle l’union charnelle participe et contribue, à sa place et en son temps. La vraie union charnelle est celle qui tend consciemment vers l’union parfaite de l’homme et de la femme. Quand cette union parfaite est réalisée, pour Soloviev, la procréation n’est plus ni nécessaire, ni possible 3 .

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1.  … surtout la nation, car pour ce qui est de la famille, la forme en question est parfaitement naturelle, et vécue comme telle par tous les nouveaux nés, les enfants, et les parents.
2.  Le mot « sauveur » convient-il ? L’un et l’autre ont besoin d’être sauvés, et ils ne sauraient l’être l’un sans l’autre. Le sens que l’on peut donner à ce mot ici serait, me semble-t-il, « celui dont on a besoin pour se connaître et devenir ce que l’on est ». Quoiqu’il en soit, le mot est celui de Soloviev, dont l’intuition ordinairement sûre et lumineuse, mérite ici comme ailleurs respect et attention.
L’attribution d’un principe actif à l’homme et d’un principe réceptif à la femme n’est guère discutable. Mais ce qui en est développé n’est pas pour moi convaincant, car le gros de ce qui est dit de l’homme considérant sa femme pourrait aussi bien être dit d’elle le considérant, à l’inverse.
3.  On ne voit pas trop comment elle n’est plus possible, ni du reste pourquoi elle serait nécessaire. Ce que l’on peut penser en revanche, c’est que quand cette union parfaite est réalisée, il n’est plus besoin d’union charnelle.



Pour lui la procréation 1  est nécessaire pour l’humanité tant que l’union de l’homme et de la femme n’aura pas été suffisamment spiritualisée pour recréer en eux l’être humain parfait, à l’image et à la ressemblance de Dieu.
En voyant les choses de cette manière, tant que la tâche universelle et historique qui est la leur n’aura pas été accomplie par les ‘pères’, les ‘fils’ devront la reprendre, en sorte que les parents se doivent d’élever leurs enfants de telle sorte qu’ils soient à mêmes de la reprendre en effet, quand viendra leur temps d’y travailler librement 2 .

◊ L’éducation des enfants. Dans une famille spirituellement organisée, l’attitude des parents à l’égard des leurs enfants est principalement déterminée par la vision de la destinée suprême de l’homme 3 . Le but de l’éducation consiste à associer la vie temporelle de la jeune génération avec le bien suprême et éternel, qui est commun à toutes les générations. Ils doivent être en particulier préparés à aborder le grand combat dont l’homme est à la fois le sujet, l’objet et le champ de bataille, entre le temps et l’éternité, la Réalité et l’illusion, le Bien et le Mal, la Vie et la Mort.

◊ La véritable éducation est à la fois et indivisiblement traditionnelle et progressive.
- traditionnelle, parce que soucieuse de transmettre toutes les acquisitions positives du passé, toutes les épargnes de l’histoire,
- progressive, parce que soucieuse d’utiliser ce capital pour se rapprocher au plus près du but suprême.

◊ En enseignant aux enfants la tradition pour elle-même, on fait de la religion une relique. La foi ne peut être la conséquence d’une pareille éducation, parce que la tradition y est mise à la place de ce qui en est l’objet, le Christ et son Esprit. Le progrès moral ne peut consister qu’en un accomplissement meilleur et plus large des obligations qui dérivent de la tradition, la tâche commune à toutes les générations, dont elle fait ainsi l’unité, étant la préparation de la manifestation du Royaume de Dieu et de la résurrection universelle.

◊ La famille assure la relation morale fondamentale des générations entre elles. Dans sa succession linéaire, elle ne peut devenir complète que par un lien moral qui l’unisse avec la multitude des autres familles qui constituent avec elle la nation. Les traditions familiales sont une fraction des traditions nationales, et l’avenir des familles est inséparable de celui de la nation : la vénération des ancêtres doit s’élargir et se transformer en vénération de la patrie. Ce faisant, l’unité de la nation n’abolit pas la multiplicité domestique, mais la libère des limites de l’exclusivité.

◊ La nation est une entité véritablement unifiée, non une simple agglomération d’entités familiales. Elle tire sa personnalité de trois caractères :
- un lien physique présumé (communauté d’origine),
- une langue commune,
- une histoire.

◊ Mais ces mêmes caractères ne sont pas exclusifs de la nation. On peut les appliquer à l’humanité toute entière. L’origine commune de tous les hommes est une affirmation de toutes les grandes religions, une probabilité pour les hommes de science, l’opinion  dominante chez les philosophes. La langue est une forme particulière que prend la communication, avec laquelle elle ne se confond pas et qu’elle n’empêche pas. Quant à l’histoire de chaque nation elle n’est pas séparable du fond commun universel qui l’a conditionnée, dont elle est solidaire et qui lui donne son sens. 
Toutes les raisons qui permettent de parler de l’unité d’un peuple sont applicables à l’humanité, en sorte que l’on peut dire de celle-ci que c’est elle qui est le sujet collectif du Bien parfait, le « récipient » du Royaume de Dieu.
Le véritable patriotisme consiste donc à servir sa nation dans l’humanité, et l’humanité dans sa nation.

◊ L’attitude juste de l’homme à l’égard du Ciel (le monde supérieur), des autres hommes et du monde matériel, est dépendante de l’Eglise et de l’Etat.
L’homme vit sur trois plans différents : le premier laïque ou contingent  (« le monde »), le second divin ou absolu (« le Royaume ») et le troisième intermédiaire, reliant l’un à l’autre, le religieux (« l’Eglise »).

______________________
1.  Il vaudrait mieux dire, me semble-t-il, la succession des générations. Mais ainsi exprimée, au vu de l’histoire, qui ne paraît pas aller du tout dans le sens du progrès souhaitable depuis le temps de Soloviev, cette idée aurait besoin d’être complétée ou approfondie. Jusques à quand et pourquoi faut-il qu’il y ait des générations qui se succèdent ? Que l’histoire se poursuive ? Ce ne peut être en vertu seulement d’une imperfection dans la relation de l’homme et de la femme.
2.  Genèse : « Croissez et multipliez-vous ». Jusques à quand ... ? Il faudrait sans doute, pour répondre à cette question, approfondir la signification du mot ‘croissez’. En tous les cas, selon cette Parole, la procréation apparaît en soi dans l’ordre, non comme une nécessité due à l’insuffisance de la relation conjugale.
3.  Que la famille soit spirituellement organisée ou pas, la représentation que les parents se font de ce qui vient après la mort et de ce qui adviendra à la fin des temps les détermine dans leur éducation. Ne pas avoir de vision est à cet égard une forme de représentation : on vit toujours en fonction de sa pensée, à quelque niveau qu’elle se trouve.

Le monde n’est pas un principe de vie indépendant. Il a certes une valeur, mais une valeur relative : il n’a de valeur que par rapport à Dieu. Le chrétien, qui est dans le monde, mais qui n’est pas du monde, a par conséquent pou tâche d’agir sur lui afin qu’il soit de moins en moins pénétré de lui-même pour être de plus en plus pénétré de Dieu.
En fait, les hommes suivent leur volonté propre plutôt que la volonté de Dieu et se trouvent dispersés en une multitude d’intérêts relatifs, sans liens entre eux, d’où il s’ensuit dissensions et ruine. La racine étant mauvaise, l’activité humaine ne peut conduire qu’au péché. L’organisation morale de l’humanité doit donc commencer par l’unification et la sanctification de son activité.
L’unité et la sainteté sont en Dieu, la dissension et le péché sont la condition malheureuse de l’humanité terrestre : la réconciliation est la tâche de l’Eglise.

◊ L’homme n’est pas libre tant qu’il ne peut éviter ce qu’il ne veut pas ou qu’il ne peut obtenir ce qu’il désire. Or c’est bien sa situation. Il est en effet impuissant devant la mort, qu’il ne veut pas, et il ne trouve pas dans « le monde » la vie pleine et éternelle, qu’il recherche.
Il a donc besoin d’une aide, par la force des choses extérieure à lui-même, pour que sa liberté ne soit pas une simple prétention verbale, mais un réel état d’existence.
A y bien regarder, il n’y a que l’Eglise pour lui apporter cette aide.
L’aide du monde s’avère en effet pour lui aléatoire, partielle et soumise au temps. Dans l’Eglise au contraire, avec la délivrance du mal, il trouve la voie qui mène à l’affranchissement de la mort et à la véritable « liberté ». En elle aussi, il trouve la véritable « égalité », qui fait de chacun un être unique, participant à la plénitude de la vie divine. Et en elle encore, il trouve la véritable « fraternité », celle des fils de Dieu.

◊ C’est le christianisme qui donne à  la religion sa parfaite expression, dans la relation sublime  du Père et du Fils, révélée en Jésus et par Jésus, à laquelle il est donné à tout homme de pouvoir participer. « Le Père m’a envoyé », « J’accomplis la volonté de Celui qui m’a envoyé ». Le Fils unique est éminemment celui qui est envoyé, l’apôtre de Dieu ; à lui, la pierre angulaire, et à Lui seul, se rapporte la définition de l’Eglise, une, sainte, catholique et apostolique. « Comme mon Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie ». La relation filiale est l’archétype de la piété.

◊ Le Fils unique de Dieu, le Fils pas excellence, est l’incarnation même de la piété individuelle.
L’Eglise, comme organisation collective de la piété véritable, doit être conformée par lui dans sa structure sociale, sa doctrine et son culte saint. La voie qu’elle propose consiste par conséquent à partir non de soi, mais du supérieur, du plus ancien, de ce qui précède, de la tradition, de la succession sacrée, de Jésus, et par Lui de Dieu le Père. La vérité qu’elle professe n’est ni scientifique, ni philosophique, ni même théologique : elle ne contient que les dogmes de la piété.
Pour devenir ainsi parfaite, à la fois divine et humaine, la vie de l’homme a besoin d’être intérieurement rassemblée, unifiée, consacrée par l’action de Dieu. C’est la raison d’être des sacrements :
- la vie nouvelle est engendrée par le baptême,
- elle est librement confirmée en celui qui l’a reçue  et confortée par la confirmation,
- elle est guérie de ses lésions accidentelles par la pénitence,
- elle est nourrie pour l’éternité dans l’Eucharistie,
- elle est complétée en intégrant l’être individuel homme et femme dans le mariage,
- elle trouve une patrie spirituelle comme base d’un ordre social véritable dans l’Ordre,
- elle reçoit enfin dans l’extrême onction l’assistance dont elle a besoin pour son inévitable confrontation avec la mort et son passage au-delà.

◊ La grâce de Dieu dispensée par les sacrements n’est opérante chez la personne que dans la mesure de sa coopération, car la volonté humaine est distincte de  la volonté divine et se manifeste par des résolutions qui lui sont propres. Les actions conformes à la grâce sont le fruit d’une attitude juste envers Dieu, envers les hommes et envers la nature matérielle. Leur expression est par excellence la prière, qui est une œuvre de piété, l’aumône, qui est une œuvre de pitié, et l’abstinence ou le jeûne, qui est une œuvre de pudeur.

◊ L’attitude de l’homme n’étant pas spontanément juste, l’Eglise et l’Etat lui sont nécessaires, la première pour lui enseigner la Voie et la lui rendre possible, le second pour organiser pratiquement la vie commune et en assurer au mieux l’harmonie, au besoin par la contrainte. Tout comme l’Eglise est l’organisation de la piété, l’Etat, pour Soloviev, est celle de la pitié : il fait passer celle-ci du simple sentiment à une réalité effective 1 . En cela il ne faut pas considérer l’Etat comme l’expression d’un idéal moral déjà atteint, mais comme un moyen indispensable pour l’atteindre.

◊ La base morale de l’Etat, normalement concrétisée par le Droit, n’est pas apparue avec le Christianisme. Ce n’est donc pas la morale qui différencie l’Etat païen de l’Etat chrétien. La différence réside en ceci que, du point de vue chrétien, l’Etat n’est qu’une partie de l’organisation de l’homme collectif, une partie conditionnée par une autre qui lui est supérieure, dont il dépend, l’Eglise, de laquelle il reçoit sa consécration et sa distinction : dans son domaine temporel, l’Etat doit préparer l’humanité et toute la terre à la venue du règne de Dieu. Il a donc deux sortes de tâches à remplir, une première conservatrice, consistant à protéger les bases de la vie sociale, et une seconde progressive, consistant à améliorer les conditions de cette existence. Sans la première, l’humanité s’écroulerait ; sans la seconde, sa vie n’aurait aucun but.
Dans le paganisme, l’Etat était essentiellement conservateur, faute d’être éclairé sur la finalité de l’histoire. Le risque y était de croire que l’Etat possédait par lui-même sa légitimité. Or pas plus que le corps individuel de l’homme, le corps collectif n’a de vie par lui-même : il la reçoit de l’esprit qui l’habite. Le corps parfait étant celui qui est habité par l’Esprit de Dieu, le Christianisme est en devoir  de rappeler constamment à l’Etat la solidarité morale qu’il doit avoir avec la cause du Royaume de Dieu, toutes les fins temporelles devant être à cet effet subordonnées intérieurement au seul esprit du Christ : c’est là pour lui la seule voie et l’assurance du bien commun 2 .

◊ Du point de vue chrétien par conséquent, confondre distinction de l’Eglise et de l’Etat avec séparation de l’Eglise et de l’Etat conduit à la confusion, et partant à la discorde et à la ruine. Entre l’Eglise et l’Etat il doit y avoir unité sans confusion et distinction sans séparation 3.

◊ Pour Soloviev, si l’Eglise est moralement en charge de la piété (la vie dans l’esprit de Dieu), et l’Etat de la pitié (l’organisation conséquente des relations humaines), il manque une institution qui prenne en charge la pudeur (la relation de l’homme avec la nature), ce qui expliquerait que la préoccupation écologique soit quasi totalement négligée par le secteur économique 4 .
Quoiqu’il en soit, le rapport de l’homme avec la nature est pour lui d’une importance vitale, et, quoique ladite nature lui soit subordonnée et privée en soi de tout moyen d’expression, le rapport qu’il a avec elle n’échappe pas plus à la norme morale que son rapport avec Dieu et avec ses semblables. Le principe du mal en la matière est, pour Soloviev, le défaut de mesure, dont l’opposé est l’abstinence 5 .
_____________________________
1.  C’est le rôle de l’Etat en effet. On observe toutefois dans l’histoire, spécialement dans celle du XX ème siècle, que non seulement il peut être loin de le remplir, mais qu’il peut même aller complètement et dramatiquement à contre sens dans l’exercice de sa responsabilité. L’Etat n’est pas bon par définition, parce que c’est l’Etat et qu’il est nécessaire. C’est le principe de l’Etat qui est bon. L’Etat est souvent mauvais, et fort peu préoccupé du Bien.

2.  Que l’Etat ait besoin d’une référence transcendante pour avoir un but, œuvrer dans un esprit qui unisse le corps social et éclairer ses voies, c’est incontestable. Que cette référence doive être précisément l’enseignement de l’Eglise, c’est a priori moins évident. On peut en effet imaginer d’autres références, le Coran par exemple. Et on peut mettre en question avec juste raison la valeur de référence de l’Eglise, au vu de ce qui s’est passé au cours de l’histoire et du côté faillible de ses membres. Ce que l’on peut dire en tous les cas, sans risque d’erreur, c’est que …
    a) Si d’autres références sont en effet possibles, celle que représente l’Eglise est seule parfaite, ainsi qu’il ressort de la thèse de Soloviev, parce que, instituée par Dieu Lui-même, dans le principe, son enseignement doit être absolument conforme à l’Esprit de Dieu, donc au bien commun et à celui de la Création toute entière.
    b) Si en effet ses membres sont faillibles et si leur conduite n’est pas exemplaire, comment pourrait-il en être autrement !, il n’empêche que le contenu de leur foi est juste et que c’est lui qui fait référence.

3.  Les oppositions largement majoritaires qui se sont fait jour à l’occasion des discussions sur la Constitution de l’Europe quant à une quelconque référence chrétienne qu’elle pourrait avoir, ne serait-ce qu’au travers de ses racines, en dit long sur la dérive de la société civile aujourd’hui et sur ce qu’elle peut attendre d’un avenir prétendument durable.

4.  Il me semble que si le souci de la nature était en effet jusqu’à ces derniers temps exclu des préoccupations économiques, c’était parce qu’il ne s’imposait pas à l’évidence comme une nécessité. Les temps changent à cet égard, mais pas la raison des choses, qui, puisqu’elle est toujours là, continuera à produire les mêmes effets. Il me semble également qu’il n’est pas besoin d’une institution particulière pour prendre en charge la défense ou la promotion de la nature, qui sont moralement et institutionnellement des domaines de l’Eglise et de l’Etat, au même titre que l’homme, dont tous deux ont la charge.

5.  En appelant « abstinence » la mesure, la tempérance …, qui sont en eux-mêmes, pour tous, non des contraintes mais des états d’être sains, heureux et bons.



◊ Selon les idées courantes, le but de l’action économique est l’accroissement de la richesse 1 , désirable en ceci (qui en est l’illusoire justification) qu’il est recherche d’une plénitude de l’existence physique 2 . Mais cette plénitude élémentaire dépend du rapport de l’homme avec la nature matérielle :
- va-t-il purement et simplement l’exploiter,
- ou va-t-il la cultiver avec amour 4 ?
La première voie est une voie de traverse. La nature y cède à l’homme superficiellement, mais les trésors obtenus, bientôt décevants, le sont moyennant sa ruine et celle de l’homme. Dans cette voie, l’essence de la nature demeure inconnue de celui-ci.
La seconde voie est celle que Soloviev appelle celle de l’abstinence, dans la mesure où elle amène l’homme à tourner les tendances  et forces de son âme, spontanément dispersantes, vers le dedans et à s’élever spirituellement : c’est elle qui permet d’avoir commerce non plus avec la surface des choses mais avec leur substance interne, et ainsi à les dominer. En s’avançant dans cette voie, les choses deviennent ce qu’elle doivent être : des moyens pour acquérir la plénitude de l’être complet, non plus seulement une plénitude physique, inaccessible séparément.
Ainsi, le principe normal de l’activité économique, c’est l’économie, l’épargne, et la concentration des forces psychiques (et non plus monétaires), en s’employant à transformer une espèce d’énergie de l’âme (externe, extensive), qui pousse vers le dehors, en une autre (interne, intensive), qui donne la maîtrise sur les choses, la communion avec elles, sans rien posséder,  consommer, ni détruire.

◊ Communément, on appelle organisation la coordination de nombreux moyens et instruments d’ordre inférieur pour atteindre un but général d’ordre supérieur.
Avec le principe d’une activité économique consistant uniquement dans le profit, on met en œuvre un principe de désorganisation, donc de décomposition sociale, parce que au lieu de mettre l’inférieur (l’argent, la matière) au service d’un but supérieur (l’esprit), on procède à l’inverse : tout est sacrifié à l’inférieur.

Le principe d’une activité économique comprise comme la multiplication indéfinie des besoins  et la recherche, comme des fins en soi, des moyens nécessaires pour les satisfaire,  est un principe de désorganisation et de décomposition sociale.

Au contraire, Le principe d’une activité économique
consistant en la reconnaissance d’un but commun absolu, le Royaume de Dieu 4 , vers lequel toutes les tâches et tous les biens sont orientés, est le principe de l’organisation et de la reconstitution universelle.

L’application du principe de la philosophie morale nécessite de remettre toute chose à sa place, c'est-à-dire de reconnaître le Royaume de Dieu 5 comme le seul but désirable, et de mettre en œuvre des moyens justes apportés à cet effet par l’Etat.
__________________________
1.  Point de vue en soi extrêmement restrictif de l’avare, qui conduit à l’exploitation de la nature et de l’homme. Le but véritable de l’activité économique est le soin (ou la mise en valeur) de la nature, la vie et le bien de l’homme, en définitive la gloire de Dieu, à qui tout devrait être rapporté.

2.  « Physique » : on attend la plénitude de la matérialité des choses, on dirait aujourd’hui, mais le terme est restrictif, de la consommation. Une telle recherche, coupée de l’être, c'est-à-dire de l’âme, est illusoire et ne peut conduire à rien de bon.

3.  Il faudrait développer ce point, a priori la clef de tout : « La cultiver avec amour ».

4.  L’Evangile dit exactement à ce propos : « cherchez le Royaume de Dieu et sa Justice, et le reste vous sera donné par surcroît ». Voilà le principe. C’est comme ça, et pas autrement, que la vie fonctionne.

5.  L’Amour est tout. L’Amour est Dieu, et vient de Dieu.
Se couper de cet Amour en prétendant en posséder en soi le principe est la faute originelle, continuellement répétée. Le retour à Dieu, source de tout amour, est pour l’humanité la voie de son salut et la raison de toute son histoire. L’histoire perdure parce que ce retour tarde.






décembre 2007

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