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LA JUSTIFICATION DU BIEN
Vladimir Soloviev
(Notes de lecture de Jean-François)





La justification du bien
V. Soloviev
( notes de lecture)



Préface



 Une seule voie mène à la plénitude de vie à laquelle nous aspirons tous et en assure l’éternité : c’est celle du Bien. Elle trouve son fondement dans la connaissance de la Vérité et son accomplissement dans la Justice qui en découle.
A ce titre, pour l’homme collectif comme pour l’homme individuel, le choix de ses ‘Valeurs’ dans l’existence, loin d’être indifférent, est vital.

 La Vérité n’est pas discutable en elle-même. Par définition, elle est.
Certains disent : « Il n’y a pas de vérité. Toute vérité est relative ».
En fait, ce n’est pas la Vérité qui est relative, c’est la conscience, ou la connaissance que l’on en a.

 La vie doit avoir un sens parce qu’elle est. Miracle …
Pour Soloviev, ce sens ne peut être trouvé que dans le Bien. Car en soi la vie est bonne. Or le Bien ne s’impose pas de l’extérieur. Il se fait rechercher, découvrir, connaître et choisir. Les fondements de la vie qu’il établit s’élaborent peu à peu et prennent des formes différentes suivant les époques, au fur et à mesure que s’élève le degré de conscience de l’humanité.
Si les formes du Bien ont évolué jusqu’ici avec le temps, on ne peut penser qu’elles sont aujourd’hui définitives, et par conséquent faire l’économie d’une réflexion de philosophie morale : le sens de la vie, tel que le conçoit Soloviev, requiert de l’homme qu’il le recherche, qu’il le trouve, qu’il le choisisse et qu’il se l’assimile librement, par la foi, la raison et l’expérience.

 Dans cette recherche, il convient donc de ne pas confondre le Bien, qui est absolu, avec ses formes, qui, elles, sont relatives.
On ne peut faire de la forme un absolu. Il peut arriver en effet qu’elle trahisse le Bien. S’il est bon par exemple de se soumettre à l’autorité, à la loi, à l’ordre, c’est sous condition toutefois que ceux-ci n’aillent pas à l’encontre de la justice.
On ne peut non plus rejeter la forme. La forme est nécessaire. Pour reprendre l’exemple précédent, on convient aisément que l’on ne peut pas vivre en communauté sans loi ni sans autorité.

 On ne peut jamais tenir pour absolument bon que ce qui est, en soi, intrinsèquement bon - et pareillement - on ne peut tenir pour absolument mauvais que ce qui est, en soi, intrinsèquement mauvais.
Tout en dehors est contingent.

Une seule voie mène à la plénitude de la vie et en assure l’éternité : celle du Bien.

Le sens moral de l’existence consiste à servir le Bien - pur, absolu, universel.


 Introduction.



◊ L’homme porte en lui l’idée du bien, en tant que vision universelle du sens de l’existence et conséquemment en tant que norme universelle des comportements.

◊ Mais l’idée du bien, on l’observe, est contingente quant à son contenu. Celui-ci n’est pas le même en effet à toutes les périodes de l’histoire, ni dans toutes les nations. L’idée du bien doit par conséquent – et on le constate - évoluer avec le temps, au fur et à mesure qu’avance l’histoire de l’humanité. Son exigence d’universalité l’amène, l’expérience aidant, à donner peu à peu à la notion de ‘bien’ un contenu effectivement universel parce que se révélant nécessaire : ce contenu fait tout l’objet de la philosophie morale ou de la science éthique.

◊ La philosophie morale est par nature intimement liée avec la religion, et par méthode liée aussi avec la philosophie spéculative. Elle n’est toutefois dépendante ni de l’une, ni de l’autre.

◊ L’autonomie de cette philosophie par rapport à la religion se conçoit aisément.
La justesse de conduite n’est pas en effet le monopole des croyants d’une religion quelconque, fussent-ils chrétiens. Les ‘païens’ peuvent aussi bien en faire montre. On l’observe. La raison en est que la loi morale est naturelle – c. à d. inscrite dans le cœur de l’homme qui, peu ou prou, la reconnaît. Elle est aussi que la grâce de Dieu est donnée à qui Il veut, pas seulement aux croyants.
Loin par conséquent que la religion soit en charge de les concevoir et de les édicter, ce sont en fait les règles morales qui s’imposent à elle.

◊ L’autonomie de la philosophie morale par rapport à la philosophie spéculative est moins évidente et pose trois questions :
- Le Bien est-il connaissable par la raison ?
- Peut-on avoir une certitude objective de la connaissance éventuelle acquise ?
- L’homme est-il libre de ses actions ?

◊ Le Bien est-il connaissable par la raison ? A cette question la réponse est affirmative, parce que l’objet à connaître, le Bien, nous est intérieur. Il a sa source en nous.

◊ Peut-on avoir une certitude objective de la connaissance éventuelle acquise ? La réponse est  ici encore positive, parce que nous faisons l’expérience de l’objet, le Bien, dans ce que nous appelons la ‘conscience’.

◊ L’homme est-il libre de ses actions ? Il n’y a pas en effet de moralité à considérer dans des actes là où il n’y a pas liberté d’être. La réponse est toujours affirmative.
Nous constatons que si nous naissons avec un psychisme qui pour une bonne part détermine nos choix et nos comportements, en sorte que la loi morale est rarement la raison suffisante d’une action quelconque, nous constatons aussi que nous avons une certaine conscience de nous-mêmes et de nos actes qui nous permet de dominer un tant soit peu et nous-mêmes, et ces derniers : ainsi portons-nous spontanément des jugements sur les actes que nous posons ou sur ceux qui sont posés  par autrui, sous entendant toujours une responsabilité, et donc une part au moins de liberté. Par ailleurs, l’éducation ou le travail sur soi montre que le déterminisme psychique est loin d’être absolu : on peut corriger la vue que l’on a des choses, les comportements spontanés, les fins que l’on poursuit.
C’est un fait d’expérience par ailleurs que l’homme peut faire le bien au nom du bien lui-même, par respect du devoir ou de la loi morale, en contradiction avec son intérêt égoïste.
Il n’y a donc pas déterminisme absolu.
Le libre arbitre concerne le seul positionnement par rapport à la loi morale, en aucun cas le contenu de celle-ci. Si en effet, en en ayant conscience, j’accepte la loi morale, si je la respecte, la préfère à toute autre chose, sa mise en pratique s’impose à moi. C’est pour moi une nécessité morale. L’activité qui en découle est libre, au sens relatif où elle est affranchie d’une nécessité mécanique ou psychologique – c’est un choix que je fais – mais non au sens de la nécessité interne du Bien absolu, qui est, et qui m’est supérieur.




Première partie : le Bien dans la nature humaine.


Ch. 1 : Les données primordiales de la moralité.

Toute doctrine morale doit être en harmonie avec la nature même de l’homme, avoir en cela un fondement universel, à moins d’être arbitraire, par là déviante, et un jour rejetée.

Cet ancrage dans la nature humaine, Soloviev le discerne dans trois sentiments précisément naturels, innés, qu’il observe universellement chez l’homme, même si c’est à des degrés divers, qu’il appelle  la pudeur, la pitié et la piété.

◊ La pudeur. L’homme éprouve de fait une certaine honte à se montrer nu et tend à cacher l’acte physiologique lié à sa reproduction. Il éprouve également une certaine honte à se montrer lâche, c'est-à-dire dominé par l’instinct de sa conservation. Le sentiment de la honte, connexe à celui de la pudeur, est spécifique de l’homme. Par le fait qu’il l’éprouve, l’homme manifeste qu’il ne s’assimile pas à son animalité. La pudeur implique par essence une certaine condamnation de l’objet auquel elle s’applique : ce dont j’ai honte je le juge mauvais, indu ou déplacé. Je le cache autant que possible.

◊ La pitié. C’est le second sentiment qui caractérise l’être moral de l’homme. En russe c’est le même mot qui exprime l’amour et la pitié, un sentiment fait de sympathie, de solidarité, de compassion spontanées envers son prochain, et plus largement même, de tout être vivant 1 . L’amour des parents pour leurs enfants et de ceux-ci pour les premiers en est une manifestation privilégiée. Il peut croître, ou au contraire décroître suivant l’éducation reçue, les lois, les moeurs et les choix de vie personnels, mais son essence foncière est une dans tout le genre humain et demeure au fond des cœurs.

◊ La piété. Ainsi donc, si la pudeur et la pitié caractérisent l’attitude fondamentale de l’homme vis-à-vis pour l’une de sa nature matérielle et pour l’autre de tout être vivant, il est un autre sentiment qu’il éprouve spontanément, obscurément au moins, que Soloviev appelle la piété : un sentiment de révérence spontanée à l’égard de quelque chose d’invisible qu’il pressent, et ressent comme plus grand que lui, supérieur à lui, sentiment à la base de l’ordre religieux de sa vie 2 . Darwin, qui l’évoque lui-même, en voit déjà une manifestation rudimentaire dans le monde animal (par exemple dans l’attachement et la soumission du chien à son maître).

◊ Ainsi Soloviev voit-il dans la maîtrise de la sensualité, la solidarité avec autrui et la soumission intérieure à un principe transcendant, les fondements universels et immuables, parce que naturels, de la vie morale de l’humanité. Les vertus ne font qu’en découler.

◊ On note que dans le jugement que l’on porte sur les comportements ambiants, on trouve honteux ce qui a trait à la volupté, à certains vices comme la boisson, effectivement aussi la lâcheté, parce qu’ils ternissent le visage de la personne, alors que différemment, on trouve odieux ou révoltants d’autres manières d’être comme l’orgueil, la violence, la cupidité, l’impiété …, qui concernent elles les devoirs envers Dieu et le prochain.

◊ En passant de la pudeur à la pitié et à la piété, on quitte le domaine de la sensation pure et on entre dans un autre, qui nécessite une certaine connaissance, par suite une certaine initiation et en définitive une certaine conscience. Pudeur et conscience parlent un langage différent, mais le message est le même. La pudeur dit : ceci n’est pas digne. La conscience ajoute : ceci est mauvais ou défendu, si tu le fais tu commets une faute.
.

En outre de sa visible nature animale, l’homme a une nature spirituelle.

Il est par là apte à  concevoir et respecter une norme de comportement absolue : le bien.

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1 Dans tout ce qui suit, le mot "pitié" est à comprendre dans ce sens large.
2 Dans tout ce qui suit, le mot "piété" est à comprendre dans ce sens large.



Ch. 2 : Le rôle du principe ascétique dans la moralité.
◊ C’est un fait que la nature animale cherche à dominer en l’homme.
C’est un fait aussi que l’homme ressent la nécessité de ne pas laisser l’élément inférieur dominer en lui : cette tendance innée vers la dignité s’élève avec la raison à la hauteur d’un principe d’ascétisme.

◊ L’ascétisme ne condamne pas la chair.
Aucune religion sérieuse au monde du reste ne considère objectivement la nature dans son essence ou ses manifestations comme un mal. Mais toutes admettent le fait que du mal existe dans la nature matérielle du monde et de l’homme.

◊ L’homme normal n’a aucune honte à être une entité corporelle ou matérielle, avec une forme, des dimensions, un poids etc. C’est au moment où il se trouve confronté avec la vie matérielle du monde, avec laquelle il peut se confondre, que survient la conscience de devoir en demeurer distinct et de se tenir au dessus d’elle. En d’autres termes, c’est l’empiètement de la vie « matérielle » (dans laquelle la sensualité fait un poids considérable) sur les sens spirituels qui provoque la réaction de ceux-ci : la norme qui s’impose d’elle-même est que la vie charnelle doit être subordonnée à celle de l’esprit.

◊ L’animal participe à la vie de l’univers.
Cependant la conscience du monde lui échappe. Il ne sait rien de ses raisons et de ses fins. Sa participation au grand mouvement de l’univers est purement passive, instrumentale.

◊ L’homme participe aussi à la vie de l’univers.
La conscience qu’il en a, la liberté d’action qu’il y connaît, font de lui un participant actif au même mouvement de l’univers. La question est simplement pour lui celle de se positionner positivement, en recherchant le but de ce mouvement, qui est le bien.

◊ Or c’est un fait d’expérience intime que deux courants se rencontrent en nous, l’un visant à réaliser dans l’ensemble de notre vie l’idée du bien, l’autre charnel (au sens évangélique du terme) tendant à sa satisfaction exclusive, ‘animalité’ qui sort de ses limites, cesse de servir comme matière ou fondement de la vie spirituelle et tend à absorber le principe spirituel.

◊ Il est à remarquer à ce propos que si dans leur essence l’esprit et la matière sont hétérogènes, ils sont toutefois inséparables, l’esprit étant manifesté dans le corps de l’homme concret et se présentant comme une sublimation de l’âme animale – on pourrait dire, pour mieux comprendre, que l’être spirituel et l’être de chair sont un peu comme deux espèces d’énergies transformables l’une dans l’autre.

◊ La chair, par elle-même, c’est une existence qui ne se possède pas, une faim insatiable, une tendance à se perdre qui s’achemine vers sa dissolution.
Tout au contraire, l’esprit est une existence qui se connaît, qui se possède et qui se tient.
Le corps humain n’a aucune importance morale propre. Mais il est un enjeu, en tant qu’  « instrument », tant pour la chair que pour l’esprit : le problème de l’homme est l’opposition des deux à laquelle il a affaire, quand les deux devraient être naturellement ordonnés l’un à l’autre.

◊ Comprenant donc les choses ainsi, on voit que la chair est forte de la faiblesse de l’esprit  et que sa domination absolue est la mort de celui-ci 1 . Le fondement de tout ascétisme moral est par conséquent la recherche de l’harmonie entre la chair et l’esprit, la première devant être soumise au second et à son service. Ainsi le principe ascétique a-t-il une double fin :
- la préservation de la vie spirituelle contre les empiètements du principe charnel,
- la glorification de l’esprit au travers de la chair.

Pratiquement, il est deux domaines dans lesquels le poids de la chair se fait particulièrement sentir, celui de la nutrition, et celui de la reproduction.
Soloviev signale en passant que la vigilance nécessaire pour avoir la maîtrise dans ces deux domaines est fortifiée par celle de deux autres fonctions de l’organisme qui ne sont pas difficiles à dominer et n’ont pas, elles, de répercussions morales :  la respiration et le sommeil.
Le contrôle de la respiration, comme l’enseignent bien des religions et quantité de méthodes appliquées à la recherche d’une excellence quelconque, accroît la force de l’esprit.
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 1 A ce propos, une réflexion s’imposerait sur le sens de la boisson et sur celui de la drogue, deux vices qui asservissent directement et immédiatement l’esprit par la chair, séduisant le premier et ruinant l’un et l’autre.



Le sommeil quant à lui, par le fait qu’il est interruption temporaire de l’activité du cerveau et du corps, affaiblit le lien entre vie spirituelle et vie corporelle. Excessif ou mal conduit, il fait le jeu de celle-ci au détriment de celle-là. Sa discipline tonifie l’esprit.

◊ Quoiqu’il en soit, l’abstinence et le jeûne sont des exigences à quelque degré incontournables pour acquérir la maîtrise des sens, aussi bien en matière de nutrition que de vie sexuelle : il s’agit de préserver toujours l’éveil, la lucidité et la force de l’esprit, ainsi que la clarté de la conscience. L’abstinence en particulier est la voie, l’unique voie, qui amène à la chasteté, c'est-à-dire à la maîtrise de la chair en matière de sexualité et à la pureté de l’esprit.
On note qu’il ne s’agit pas de lutter contre des fonctions de l’organisme mais contre des états psychiques.
Le procédé par lequel un désir inopportun s’empare du moi comporte trois étapes :

- surgit d’abord dans l’esprit l’idée de quelqu’objet ou action indésirable. A ce stade, un simple acte de volonté repoussant cette pensée suffit 1.
- A défaut de cet acte de volonté, l’imagination prend le relais et commence à obliger l’esprit. A ce stade, un simple acte de volonté visant à repousser l’idée ne suffit plus. Il devient nécessaire d’abstraire l’esprit par une pensée qui l’en détourne, ayant un objet différent ou opposé.
- A défaut de son détournement, l’esprit cède. Quand on en est là, un travail moral pratique est nécessaire pour rétablir l’ordre intérieur perdu.

Personne ne peut faire honnêtement objection à l’ascétisme, c'est-à-dire à l’abstinence élevée en principe de vie. La domination de soi qu’il permet d’acquérir, qui est sa seule justification, peut toutefois être utilisée pour mal faire : le diable ne mange pas, ne boit pas, ne dort pas, ne fornique pas … qui pourtant s’emploie à mal faire et y parvient puissamment.
On doit donc avoir conscience que ...


... la valeur morale de l’ascétisme est incontestable,
à condition qu’il soit subordonné au principe de l’altruisme,
c’est à dire à une attitude droite et bienveillante envers les autres.

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 1.  Il est intéressant à ce propos de revenir aux premières lignes de la Genèse. Dans l'esprit de la femme, qui représente l'humanité, vient en effet d’abord l'idée de manger du fruit défendu. C’est le premier temps. Elle s'y arrête et visualise (elle vit que le fruit était désirable, puisque ...). Deuxième temps. Elle n'abstrait pas son esprit et elle cède. Troisième temps.
Maintenant que l'humanité en est là, elle n'a plus le choix : un travail moral pratique et un secours extérieur lui sont nécessaires pour rétablir l’ordre intérieur perdu.
Il est intéressant aussi de se remémorer la tentation de Jésus au désert. L'idée vient à son esprit. Premier temps. Il ne visualise ensuite apparemment pas: c’est le démon qui, ayant échoué une première fois, est obligé de lui faire voir les choses - il le transporte au sommet du temple, une autre fois il lui montre tous les royaumes de la terre. Second temps. Jésus détourne alors sa pensée: Il se reporte à la Parole de l'Ecriture. Abstraction de l'esprit. Il n'y a pas de troisième temps.

Ch. 3 : Pitié et altruisme.

◊ Tous les êtres vivants sont liés entre eux, et avec tout ce qui est, par le fait de leur existence simultanée dans un seul et même monde et par l’unité de leur origine. C’est là donnée d’observation. Ainsi peut-on comprendre le sentiment de compassion, ou de pitié, comme expression d’une solidarité naturelle et évidente avec tout ce qui existe.

◊ Le sentiment spontané de solidarité, de compréhension, de compassion, de bonté qui  porte à aider ou secourir qu’il éprouve envers son semblable et envers toutes les créatures, que Soloviev appelle la « pitié », unit l’homme avec tous les être vivants.
C’est ce sentiment qui est en principe la base de toute relation bonne, parce que  la compassion est purement altruiste et que son champ d’application est universel. Cela seul est véritablement bon en effet qui l’est en soi, et qui donc le demeure toujours. Avoir pitié pour tout ce qui souffre, indéniablement, est  toujours  et inconditionnellement bon. La conscience universelle reconnaît que la pitié est un bien, et dit de l’homme qui en fait preuve qu’il est ‘bon’.

◊ Cependant, si pitié ou compassion constituent un fondement effectif de moralité, c'est-à-dire de vie droite, ce sentiment n’est pas la base unique de l’altruisme ni de toute moralité.
En effet, en outre des relations entre les personnes en général et de celles-ci avec leur environnement, la moralité affecte, on l’a vu,  le domaine de la personne en soi (cf. ce qui a été dit à propos de l’ascétisme), celui encore des relations entre elles de personnes particulières (comme celles de la famille) et celui, essentiel, des relations de la personne avec ce qui la transcende.

◊ La véritable essence de la ‘pitié’ ou de la ‘compassion’ n’est donc pas un sentiment, mais la reconnaissance de la dignité inhérente à autrui, de son droit à l’existence et de son droit à un bonheur possible. ‘Pitié’ et ‘compassion’ ne sont pas seulement des sentiments qui s’éprouvent, d’ordre psychologique ; ce sont aussi des concepts d’ordre logique, qui découlent des notions de vérité et de justice.
La vérité, c’est que d’autres êtres sont semblables à moi.
Et la justice, c’est que je me comporte avec eux comme je voudrais qu’ils se comportent avec moi-même.
Une relation dans laquelle l’autre est considéré pour autre chose que ce qu’il est en réalité est négation de la vérité ; les actes qui s’en suivront ne pourront être qu’injustes.
Une relation dans laquelle l’autre est considéré pour ce qu’il est en réalité, un autre moi-même, est, elle, conforme à la vérité : les actes qui s’en suivront seront justes.

La pratique de l’altruisme peut se résumer en deux règles distinctes mais non séparables:
- ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse à toi-même, et
- ce que tu voudrais que les autres fassent pour toi, fais-le toi-même aux autres.



 
Ch. 4 : Le principe religieux dans la moralité.

◊ C’est encore un fait d’observation que les sentiments qui se vivent en famille ne découlent pas d’abord de la pitié ou de la compassion.
L’enfant en effet reconnaît spontanément la supériorité de ses parents sur lui-même et sa dépendance vis-à-vis d’eux ; il éprouve envers eux de la révérence, d’où découle pour lui l’obligation naturelle de son obéissance. L’amour des parents pour leurs enfants est marqué par la même inégalité, mais en sens opposé.
Les uns et les autres dans la famille sont par nature inégaux et cette inégalité est précisément le fondement des relations particulières qui s’y vivent : relations qui ne sont pas contraires à la justice, mais qui contiennent quelque chose qui s’y rajoute.

◊ Dans cette relation particulière des enfants et des parents, Soloviev voit la racine naturelle de la moralité religieuse 1 . Selon lui, les impressions qu’un enfant reçoit à l’origine de ses parents génèrent en lui l’idée d’un être supérieur 2 , vis-à-vis duquel on éprouve des sentiments d’amour révérenciel mêlé de crainte : l’idée de la divinité prend corps pour une humanité encore dans l’enfance dans l’image vivante des parents.

◊ L’enfant grandissant recueille la mémoire des anciens et de ses ancêtres : le culte des parents vivants est relayé par celui des parents trépassés, revêtus d’une majesté mystérieuse. La mort donne ainsi à l’humanité ses premiers dieux. La puissance des défunts n’est limitée par aucune des conditions de l’existence matérielle et corporelle. Leur culte comporte l’élément moral de respect et d’amour filial, qui se différencie clairement du simple altruisme. Avec le temps il acquiert un caractère spécifiquement religieux, c'est-à-dire d’une relation avec d’autre êtres que ceux qui appartiennent au monde des ‘vivants’. Le prototype des esprits, c’est l’âme des ancêtres. Les fétiches, les idoles sont à comprendre comme les sièges visibles de leurs esprits, ou d’autres esprits. Par une évolution naturelle se forment les dieux des communes, des tribus et, de proche en proche, la conscience religieuse de l’humanité.
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 1. En dehors du point de vue que développe ici Soloviev, il est clair que les relations familiales sont de même nature que les relations d'ordre religieux, dont elles donnent par conséquent la clef, parce qu'elles en sont l'image.

  2. Peut-être. Mais on peut quand même se demander s'il n'y a pas aussi en l'homme, naturellement, un sentiment, une intuition ..., appelons cela comme on voudra, qui lui fait pressentir naturellement l'existence d'un monde invisible, d'une puissance cachée mais agissante, supérieure à lui, vis-à-vis de laquelle il a des obligations, quelque part dont il dépend ... ?

◊ Quoiqu’il en soit de l’idée que les hommes se font de la divinité, et des formes consécutives que peut prendre son culte, le principe moral de la « piété » est universel, qui traduit la reconnaissance d’un être supérieur dont on est dépendant, dont on désire, ou dont il faut, accomplir la volonté par-dessus la sienne propre.

◊ Toute la question est de savoir si cette dépendance a un sens, c’est à dire une réalité ?
Car si elle n’en a pas, à quoi bon des préoccupations rationnelles en matière de morale ? Si ma nature spirituelle ne m’amène nulle part, pourquoi me refuser les plaisirs de la chair ? Si l’essence du monde est un hasard et l’existence une souffrance, pourquoi aider les autres ? Pourquoi prolonger ma vie ? ou celle d’autrui1 ?

◊ Je ne puis faire le bien consciemment et rationnellement que si je crois que le bien a une signification objective dans le monde, c'est-à-dire qu’il y a un ordre moral, une Providence dont il procède, un ‘Dieu’. Cette foi, qui va avec la vie, est antérieure à toute conception  et institution religieuse, comme à tout système métaphysique : elle constitue ce que l’on appelle la « religion naturelle ».

◊ La religion naturelle donne un fondement rationnel aux exigences de la moralité. Elle s’impose d’elle-même. Elle pose en principe que puisque le monde est, il doit avoir un sens, et puisque je fais partie de ce monde, ma vie aussi doit avoir  un sens. Et puisqu’il y a un sens à considérer, cela signifie que tout doit dépendre d’un « Principe » spirituel suprême agissant, qui le fonde et mène toute chose vers son accomplissement. Et ainsi, logiquement, la religion naturelle conduit-elle à reconnaître en tout la main d’une Providence et à lui soumettre toute action.

◊ L’idée que l’humanité se fait du « divin », de sa façon de correspondre avec lui et de sa façon de le servir ne cesse d’évoluer, au fur et à mesure de sa croissance spirituelle, mais l’attitude religieuse et morale de soumission libre est, elle, universelle et intemporelle.

◊ On note que si l’idée d’une Providence universelle et celle de la subordination de toute chose à ses vues s’offrent naturellement à la raison,
- elles ne s’imposent toutefois pas et requièrent de chacun une libre réponse,
- et leur acceptation va naturellement de pair avec une attitude morale juste de chacun envers son semblable et envers la Création.

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 1. C'est bien logiquement la question de l'avortement et de l'euthanasie, et par ailleurs du suicide.

 Ch. 5 : Les vertus.

◊ On peut voir dans les fondements de l’ordre moral que sont la pudeur, la pitié et le sentiment religieux à la fois 1) des vertus, 2) des règles de comportement et 3) la condition d’un certain bien.
La pudeur par exemple, est reconnue comme une qualité naturelle, une vertu.
Elle se traduit par une façon d’être, concrète. Elle induit une norme d’action, de jugement. Et cette norme mise en pratique apporte un bien inaccessible sans elle – le contrôle de soi, la liberté de l’esprit, le pouvoir de celui-ci sur l’existence matérielle, en bref une satisfaction qui est un bien, à l’évidence  moral.
On peut expliciter les choses de manière analogue pour la pitié et pour la piété et généraliser : Il y a une liaison intime et indissoluble entre une vertu -  les règles d’action qui lui correspondent - le bien moral qui en résulte.

◊ Une vertu est donc une qualité d’être qui conditionne la relation normale (et due) envers tout.
Son exercice est appelé à prendre des formes différentes selon l’objet auquel elle s’applique, qui relève obligatoirement des trois niveaux : inférieur (monde matériel), égal (domaine de l’humain) ou supérieur (domaine du divin).

◊ La vertu ne porte toutefois pas en elle-même sa justification ; elle la trouve dans sa conformité avec les normes fondamentales de la moralité : elle est ordonnée au bien, mais elle n’est pas le bien. Elle n’est vertu que si elle est conforme aux normes du devoir.
La sagesse et la justice, par exemple, vertus par excellence, qui font partie, avec la tempérance et la bravoure, des vertus cardinales (cf. Platon), ne sont pas des vertus indépendantes de l’objet auquel elles s’appliquent. La sagesse par exemple, en lui attirant le succès auprès des femmes, a détourné Salomon de sa route. Et la justice appliquée sans compréhension ni miséricorde est une brutalité qui révolte.
Les vertus théologales relèvent aussi de la même observation : toute espèce de foi n’est pas vertu, non plus que toute espèce d’espérance ni toute espèce de charité, mais seulement celles qui sont conformes à la Vérité, c'est-à-dire à l’être de Dieu.

◊ Si donc la vertu est ordonnée au Bien, la question est de savoir ce qui fonde celui-ci.
Les normes de la morale ne peuvent s’appuyer uniquement sur un sentiment, fût-ce un des trois fondamentaux. Elles doivent aussi trouver une justification logique, qui se déduise d’un donné incontestable.
Ce donné est celui de la Vérité. On ne peut nier par exemple que …
- La Vérité nous oblige à subordonner notre nature physique à notre nature spirituelle (si nous ne le faisons pas, c’est à notre détriment).
- La Vérité nous oblige à traiter nos semblables comme tels (si nous ne le faisons pas, nous sapons le fondement de notre propre respectabilité).
- Si nous avons conscience de l’existence d’un principe supérieur, la Vérité nous oblige à nous comporter vis-à-vis de lui avec la révérence qui lui revient.

◊ Quand donc la raison, mue par le sentiment, a donné un centre éthique à celui-ci et l’a compris comme  un devoir, celui-ci devient un principe indépendant de conduite morale. Sans lui, les impulsions naturelles que sont nos sentiments, instables par nature, ne peuvent avoir une importance décisive en cas de conflit avec des motifs opposés.

◊ Mais la conscience de ce qui se doit, de ce qui est juste, a rarement une force suffisante dans la réalité des faits. Il conviendrait donc de trouver un principe pratique qui serait certes moralement obligatoire, mais qui serait aussi, en même temps, hautement désirable : un principe inné, compréhensible et efficace.
Une question importante se pose : existe-t-il  un Bien suprême désirable par tous ?


 Ch. 6 : Les faux principes fondamentaux de la philosophie morale.

◊ On peut définit le bien moral comme l’attitude qui s’impose à l’égard de tout.
Mais ce bien, entendu comme norme idéale de la volonté, ne coïncide pas, on le constate, avec celui entendu comme objet effectif du désir :
- Tous n’en ont pas conscience en effet ou ne le désirent pas – de leur point de vue, le bien n’en est pas un.
- Parmi ceux qui le désirent, tous ne sont pas capables de surmonter pour lui les tendances opposées qu’ils ressentent, en sorte qu’en fait le bien est pour eux plutôt une idée qu’un bien réel.
- Ceux enfin qui le poursuivent se voient impuissants à y convertir le monde dans son ensemble, en sorte qu’en fait le bien n’est pas pour eux comme tel suffisant.

◊ Du fait de cette divergence entre la ‘norme’ et le désir, le bien entendu comme bonheur (objet universel de désir) tend à se distinguer du bien moral (ce qui est juste et bon, et qui s’impose à tous) et à s’imposer, sous une forme ou sous une autre, puisque naturel, comme norme générale de comportement. De là de faux principes, comme le plaisir en soi (ou hédonisme), l’eudémonisme, l’indifférence ou l’utilitarisme.

◊ Du bien  et de l’hédonisme.
Lorsque au lieu de ‘ce qui doit être’ on met ‘ce qui est désirable’, le bien se ramène au plaisir.
Ce point de vue s’avère dans la pratique totalement insuffisant :
- Il n’y a pas de plaisirs uniques, universels, qui s’imposent à tous ; chacun fait en la matière ce qui lui plaît, en sorte que l’ensemble ne peut être cohérent ni viable.
- Avec le temps les plaisirs évoluent, changent  ou disparaissent et la vie même finit par perdre son prix, en sorte que le bien ainsi entendu à un certain stade ne peut plus être satisfaisant.
- Il est chez l’homme des tendances antinaturelles, voire perverses, qui, bien que donnant du plaisir ou procurant des satisfactions, conduisent inévitablement à la ruine et à la destruction.
- Il est également chez l’homme une raison qui le porte à émettre des jugements sur ce qu’il vit ou sur les conséquences de ce qu’il vit, de sorte qu’il ne peut s’abandonner comme il le voudrait au plaisir pour en être comblé et qu’il ne peut non plus y attacher raisonnablement l’ordonnancement de  sa vie.
- De l’idée de plaisir ne se dégage aucune règle de conduite qui permette d’en optimiser l’obtention et la jouissance.
- La recherche du plaisir s’effectue à l’occasion contre la raison 1 , par le simple fait d’une impulsion aveugle.

◊ Du bien et de l’eudémonisme.
On peut considérer le bien suprême comme la possession de biens qui, en leur totalité ou en leur résultat final, maximise les satisfactions et minimise les souffrances.
Dans ce cas, le plaisir immédiat n’est plus le principe actif de toute action, mais la prudence : l’eudémonisme est un hédonisme prudent. Mais cet hédonisme est illusoire, parce qu’il exclue l’aspect qualitatif de nos états mentaux. Il n’est pas douteux par exemple, que les jouissances les plus fortes sont le fruit de passions sauvages que ne recommande pas la prudence.
La prudence elle-même ne délivre pas de la ruine.
Or que vaut-il mieux ? Une vie brève, agrémentée de satisfactions fortes, ou une vie plus longue collectionnant des plaisirs mesurés, avec le regret peut-être un jour des plaisirs conséquents dont il a fallu pour eux se priver ?
Les plaisirs de l’esprit ont aussi sur ce point leurs limitations :
- Ils ne sont accessibles qu’au petit nombre.
- Ils ne peuvent remplir toute la vie.
- Ils ne sont accessibles que jusqu’à un certain seuil : le savoir en ternit la possession.
- Un jour vient pour chacun où ces plaisirs ne lui sont plus non plus accessibles.
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1.  ... et contre la dignité personnelle. Il est bien des circonstances où nous agissons dans le secret, entendant n'être pas vus.

◊ Du bien et de l’absence de désir.
Si donc le plaisir ou la possession de biens extérieurs ne peut apporter le  bonheur et se révèle au contraire, au travers du désir, un tourment continuel ou même une cause d’avilissement ou d’asservissement, on peut penser que, peut-être, le bonheur pourrait être trouvé en soi-même, dans l’affranchissement de tout désir.
Mais cela ne tient pas non plus.
Tout d’abord en effet, il n’est donné qu’à peu de gens de pouvoir suivre une telle voie. Le grand nombre en est exclu. Mais également, si cet affranchissement est en effet libération, et s’il peut procurer la satisfaction d’une victoire sur soi-même, au bout du compte qu’apporte-t-il vraiment ? Car que trouve-t-on en soi une fois affranchi de tout désir ?
Il apparaît ainsi, en y réfléchissant, que l’affranchissement des biens inférieurs est sans doute une condition pour l’obtention du bien suprême, mais qu’il n’est pas ce bien lui-même : le temple débarrassé de ses idoles est un endroit vide.

◊ Du bien et de l’utilitarisme.
Considérant alors que l’homme est fondamentalement un être ‘social’, de relation, on peut légitimement se demander si son bien ou son bonheur ne seraient pas dépendants de son attitude vis à vis d’autrui et s’ils ne se trouveraient pas dans le service du bien commun ou du bonheur collectif : c’est le principe de l’utilitarisme – chacun veut son propre bien ; or le bien de chacun, c’est de servir le bien de tous ; par conséquent chacun doit servir le bien commun.
Cette façon de voir est elle aussi insuffisante à l’analyse.
Elle est tout d’abord contredite par la réalité : chacun trouve en effet plus profitable de séparer son intérêt propre de l’intérêt commun et se comporte généralement en conséquence.
Ensuite, le bien que chacun désire pour soi ne se rapporte pas nécessairement au bonheur général, et le bien qui consiste dans le bonheur général n’est pas forcément celui que chacun désire pour soi 1.
L’idée vraie contenue dans le principe de l’utilitarisme c’est l’idée de solidarité de toute l’humanité. Mais il s’agit là d’une loi naturelle, qui existe indépendamment de la volonté et de la conduite de chacun.

◊ On en reste donc toujours avec deux exigences apparemment sans lien entre elles et très souvent en contradiction, celle, rationnelle, du devoir, et celle, naturelle, du bonheur, celui-ci entendu comme une satisfaction assurée et durable.
___________________
 1. L’auteur développe une réflexion critique solide sur ce qui serait pour l’utilitarisme son fondement naturel en l’homme : un égoïsme fondamental. Celui-ci, bien compris, trouverait son compte dans le soin du bien commun.


décembre 2007


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