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LA JUSTIFICATION DU BIEN
Vladimir Soloviev
(Notes de lecture de Jean-François)





Troisième partie : le bien à travers l’histoire de l’humanité.

Ch. 1 Personne et société.

◊ Le véritable ordre moral, ou Royaume de Dieu, est à la fois affaire universelle et affaire personnelle.
Chacun le veut pour soi ; mais nul ne peut logiquement le vouloir pour soi sans le vouloir aussi pour tous, car il n’existe et ne peut exister que pour tous. La personne ne peut en effet exister et subsister par elle-même : elle est le point de rencontre d’une multitude infinie de relations avec d’autres dont elle vit.

◊ La personne humaine a la possibilité de connaître la plénitude d’être dont elle a le désir.
Sa faculté de discerner le sens de toute chose par sa raison est en effet sans limite.
Sa faculté de s’accorder avec ce sens par sa volonté est également sans limite.

◊ Partant de là, comprenant mal la chose, l’individualisme affirme l’indépendance de la personnalité distincte et regarde les liens sociaux, l’ordre collectif, comme une limitation extérieure et comme une restriction arbitraire , dont il convient à tout prix de s’affranchir.
Le collectivisme, à l’inverse, voit dans l’humanité le jeu de masses humaines, et tient l’individu pour un élément infime et transitoire de la Société, sans droits propres, subordonné  à un (soi-disant) bien commun qui est tout.

◊ En fait, l’état social n’est pas une condition surajoutée à la vie individuelle qui l’absorbe, non plus qu’il n’en est une limitation extérieure qui l’empêche, mais un milieu d’enracinement, à la fois originel, nourricier et final. Ainsi la tâche de tous et de chacun consiste à prendre conscience d’une solidarité de fait (physique et métaphysique) et à en faire une solidarité de cœur, voulue et personnelle (morale physique et morale métaphysique).

◊ Tout milieu social est une manifestation objective (ou incarnation) de la moralité, à un certain degré de développement. Le sens de l’histoire est dans l’élévation et l’élargissement progressif de la conscience morale de l’humanité, jusqu’à la plénitude de sa révélation, à la fois individuelle et sociale.
L’agent social qu’est la personne, à raison de sa tendance à la perfection, ne se satisfait pas d’un degré limité du bien et réagit sur le milieu, entraînant de quelque manière son évolution.

◊ Sa libre subordination à la Société élève la personne. Ce faisant, sa liberté dans la subordination renforce l’ordre social.
L’illustration de cet état de fait, ou de cette loi, est donnée au premier degré par la vie sociale du clan, où l’on trouve l’incarnation de la moralité dans son ensemble : religieuse, altruiste et ascétique. La dignité de la personne s’y réalise sous tous les rapports par la Société et dans la Société : il n’y a pas conflit entre la personnalité et le principe collectif, mais relation directe et positive.

◊ Le contenu moral de la vie sociale déterminé par le clan est permanent.
Sa forme en revanche ne l’est pas, parce qu’inévitablement mise en question par le développement historique – l’accroissement naturel de la population, la dissémination de celle-ci à la surface de la terre, la nature des hommes, le temps, la variété des expériences …  Ainsi, de manière naturelle, le clan a-t-il donné progressivement naissance à la ‘fratrie’, puis à la ‘tribu’, qui est un ensemble de clans, puis encore à une alliance de tribus, soit un embryon de nation, étape transitoire avant l’Etat.
Le lien interne essentiel entre la cellule sociale originelle – le groupement par la parenté – et l’organisation politique élargie, est exprimé par le mot ‘patrie’ : le principe moral de cette union élargie est le même que celui de l’union basé sur la parenté.
Ainsi semble naître un ordre nouveau, dans lequel, les liens de parenté véritable ayant disparu, jusqu’à leur mémoire même, un conflit de principe peut se manifester entre les forces constitutives de la Société.

◊ En fait, ni la tribu, ni l’union de tribus, ni l’état national (la patrie) ne détruisent la cellule sociale originelle. Ils lui donnent seulement un autre sens, une autre portée.
La période du passage à une conscience sociale élargie pose à chacun la question de son adhésion à ce qui prend forme nouvelle. A cet égard, l’expérience historique montre que le développement et le perfectionnement de la personne exigent des conditions de vie sans cesse plus larges, qui sont celles des états civilisés .
Or ce progrès est toujours le fruit d’initiatives personnelles, celles d’individus se trouvant à l’étroit dans une forme déterminée de vie commune et entrant d’une certaine manière en conflit avec l’organisation en place, qu’ils tendent à faire évoluer.

◊ C’est seulement dans une communauté que l’achèvement de la personne est possible et s’opère avec fruit. Mais dans une communauté qui se développe elle-même et qui sert un ordre juste : la soumission à une forme limitée immuable ou injuste de la vie sociale est une faute claire, car elle s’exerce en fait au détriment de la personne - les droits de l’Etat ne sont pas absolus, sa loi ne peut être au dessus de la loi naturelle.
L’élément moral fondamental du clan garde toute sa valeur dans la conception élargie de la vie commune que représente l’Etat, car ce qui est absolu dans un ordre social quelconque doit le demeurer dans un ordre ultérieur.

Ce n’est donc pas en soi l’organisation que représente l’Etat qui, du fait de son élargissement, peut engendrer le conflit avec la personne, mais le comportement de celle-ci, c’est à dire l’affrontement en son sein entre le bien et le mal.
 
Ch. 2 Les époques principales du développement de la conscience, individuelle et sociale.

◊ Avec l’origine sociale de l’Etat, l’horizon moral de la personne est considérablement élargi. Sa conception de la Divinité s’élève et se généralise . Le sens de la solidarité s’approfondit, perdant son caractère prépondérant d’instinct naturel : les vertus civiques ou le patriotisme exigent un degré de moralité plus élevé que le sentiment de parenté ou les liens du sang.
Il est vrai que cet élargissement tend à faire perdre de sa force au fondement intime et personnel de la moralité, au fur et à mesure qu’on s’éloigne du sentiment affectif . Mais trois réserves doivent être faites quant à la portée de cette observation :
1) La première est qu’il existe une morale collective qui affecte les personnes dans leur ensemble : l’Etat exerce une influence positive  sur tous.
2) L’organisation de l’Etat suscite des hommes qualitativement exceptionnels, qui ne surgiraient pas dans des conditions de vie primitive.
3) Le bien contenu dans la moralité du clan n’est pas supprimé, mais modifié et purifié : un amour élargi ne supprime pas l’autre, plus intense.

◊ Dans les débuts de la vie sociale, à l’étape du clan, la morale aurait eu, selon Soloviev, une forme ascétique, collective et (plutôt) négative : réglementation de la vie sexuelle, prohibition de certains aliments … le représentant type de la moralité de clan, pour Soloviev, est Jacob .
Plus tard, quand il apparaît, l’Etat apporte le contexte nécessaire au développement spirituel de l’individu et accomplit une tâche de formation morale indispensable de toute la société : pour s’élever au dessus de la forme obligatoire et limitée de la vie de clan, l’humanité devait passer par la forme militaire et/ou théocratique des premières civilisations .

◊ Le bouddhisme a été, toujours selon Soloviev, la première religion à élever la conscience humaine au niveau des idées universelles, ce qui en a permis l’implantation chez des peuples de race et d’histoires diverses.
Pour le bouddhisme en effet, la dignité de la personne et son rapport à la Société ne se déterminent pas par le fait d’une quelconque appartenance (famille, clan …), mais par le choix d’un certain idéal spirituel.

◊ Pour le bouddhisme toujours, tout est illusion, sauf 3 choses :
- l’homme spirituellement éveillé, c. à d. celui qui a conscience de la véritable réalité,
- la parole du réveil, qui est un enseignement des voies d’une sainteté aboutissant à une parfaite absence de volonté,
- la fraternité des réveillés, qui est un commandement de bienveillance universelle et de compassion aimable envers tous les êtres sans distinction.

◊ L’insuffisance du bouddhisme tient en ceci notamment que la compassion, qui fait désirer pour tous l’affranchissement complet des tourments d’une existence limitée et de la nécessité de renaître, est sans effet satisfaisant dans ce sens : nous sommes incapables d’apporter le salut aux créatures inférieurs (considérées comme des réincarnations) et d’influencer sensiblement les créatures raisonnables .

◊ Avec le bouddhisme apparaît donc un point de vue universel sur l’homme et sa destinée, et une voie d’affranchissement des chaînes de la causalité.
Mais, ayant permis à l’humanité de s’élever à un nouveau degré de conscience, le bouddhisme laisse tout comme auparavant :
- Bouddha était un homme qui, par son propre pouvoir, devint dieu et atteignit l’état d’absolu qui est le but suprême de tout être humain. Le disciple parfait, parvenu au même but, ne se distingue pas du Bouddha. L’idéal bouddhiste par conséquent n’établit pas une relation religieuse. C’est une voie de libération. Point. Soloviev en dit que c’est en somme une religion qui se nie elle-même : le sentiment religieux n’a pas d’objet.
- Si l’homme est en puissance un auto-dieu, toute la création est un matériau à disposition pour l’exercice de la volonté et de la connaissance, par lequel la personne arrive à sa propre divinisation. Il s’ensuit que la moralité et la vie sociale sont pour le bouddhisme choses d’importance secondaire, purement transitoires et conditionnelles.
- Le bouddhisme demeure étranger à la tâche d’unification effective de tous les êtres vivants en un royaume universel : il montre ainsi qu’il n’est qu’une première étape, rudimentaire, vers une compréhension parfaite de la vie humaine.

◊ C’est avec les grecs que l’on passe de la conscience du côté illusoire de l’existence en son aspect formel à la reconnaissance d’un monde supra sensuel, celui des Idées, conçu comme une réalité éternelle, digne de l’existence, et ouvrant sur des relations idéales.
Avec les grecs on passe donc logiquement de l’ermite ou du moine pèlerin en quête de sagesse personnelle au philosophe engagé qui dénonce l’iniquité et l’irrationalité de la vie, et ce faisant se suscite une opposition ou des ennemis.
Cependant l’opposition entre le normal et l’anormal, entre le droit et le déviant, demeure essentiellement intellectuelle et théorique. La conviction prévaut que l’Idée est d’un autre ordre que celui du milieu social et ne peut s’y incarner ; elle est aussi que l’esprit n’a avec ce milieu qu’une relation transitoire et extérieure, qu’il n’y a par conséquent aucune tâche à accomplir.
Ainsi, à ce stade, la vie sur terre n’a pas vraiment de sens.
Le représentant du « principe idéal » est le philosophe, qui, conscient du côté illusoire des choses, contemple normalement ce qui existe vraiment, c'est-à-dire ce que ces choses signifient ou manifestent. Sa raison n’est pas autre chose qu’une expression de la raison universelle.
Mais la raison n’est pas caractéristique du seul monde humain : elle est présente partout dans la Création et fait la liaison de toutes choses entre elles, en des degrés de rationalité qui vont du plus simple (le minéral) eu plus complexe (l’homme). Notre réalité, en laquelle d’innombrables choses et phénomènes sont combinés et coexistent dans un seul ordre universel, doit être reconnue comme essentiellement rationnelle et conforme à l’Idée, qui est le principe de l’union de beaucoup en un. En affirmant le côté illusoire du monde ou en condamnant la réalité, le philosophe ne peut mettre en cause la nature générale du monde mais seulement ce qui ne s’y trouve pas à sa place.

◊ Les choses ne sont pas à leur place quand l’inférieur prend le pas sur le supérieur.
Ainsi en est-il par exemple des tendances de la chair quand elles ne sont pas soumises à l’esprit. Ou lorsque dans une Société, la partie instruite, réfléchie et éclairée est au pouvoir de la tyrannie d’hommes incapables, indignes ou mauvais.
Fondamentalement, le désordre c’est le Mal.
Mal moral, mal politique, mal physique de la mort.
La mort est aussi absurde que la domination des passions dans l’âme humaine, ou de la masse dans la société humaine. Elle est l’essence même du désordre et le manifeste à l’évidence lorsque parvenant à sa victoire finale elle exclut la vie. Elle est par principe incompatible avec la vie. Elle est la négation de l’Idée, la dissolution du tout, la rébellion de la force aveugle contre la raison.
Il apparaît donc évident que tout le monde – non seulement le spirituel  et le politique, mais aussi le physique -, souffre de la norme violée et a besoin d’un secours, qui ne peut lui venir que de l’extérieur.

◊ Le Christianisme montre à l’Humanité le pas décisif qu’elle a à faire et lui en donne le moyen : il embrasse toutes choses et propose un universalisme positif, complet, parfait, qui, accessible à tous et embrassant toute chose, est la clef de la victoire sur la mort.
Le Christianisme tient en trois points, qui sont son fondement :
- Un événement radical : la révélation en Jésus à la fois de Dieu et de l’Homme véritable,
- Une promesse formelle : l’avènement d’une société parfaite, au sein de laquelle tous seront parfaits,
- Une tâche universelle : celle, incombant aux vivants et raison d’être de la morale, d’œuvrer pour la réalisation effective de cette société, par conséquent à la régénération de leur milieu personnel et social.
L’oubli de l’un de ces points compromet inévitablement l’œuvre et en retarde l’accomplissement.

 Ch. 3 Subjectivisme abstrait en moralité.

◊ Le christianisme appelle à un idéal de vie parfait.
La question se pose alors de savoir si la moralité absolue qu’il implique peut n’être que subjective, c'est-à-dire se limiter à la vie intérieure ou aux actions de la personne, ou si elle a besoin d’une incarnation collective. En d’autres termes, si la personne peut atteindre seule la perfection morale ? Et alors si l’effort qu’elle fait une fois persuadée est capable d’entraîner d’autres dans la même voie ?

◊ La marche de l’histoire humaine montre en réponse qu’il y a nécessité d’une incarnation collective de la moralité. L’idée du bon en tant qu’obligation morale et du mal en tant que comportement absolument illicite existait en effet chez les anciens comme chez nous. La différence qu’il y a entre eux et nous sur la qualification des actes posés ne provient pas du contenu même de l’idéal moral, quoique l’Evangile l’ait bien élevé en le révélant dans sa splendeur, mais de son incarnation objective dans la vie sociale. L’esclavage par exemple a perduré pendant des siècles de chrétienté sans troubler la conscience du grand nombre, jusqu’à ce que la force sociale organisée, s’inspirant des exigences morales et les transformant en loi objective de vie, les fasse disparaître et ce faisant élève la conscience morale collective : ce progrès ne saurait être attribué à celui de la moralité personnelle.

◊ Le principe du bien parfait conduit à exiger de la société humaine qu’elle devienne un milieu de moralité parfaite, un ordre social parfait, en sorte que toute étape dans le progrès de la conscience morale se traduise à la fois personnellement et socialement.
L’expérience montre du reste que lorsque le milieu social ne va pas dans le sens du bien, les exigences subjectives de celui-ci déclinent, chez soi et chez les autres.
Certes, la volonté morale ne peut être légitimement déterminée à l’action que par elle-même. Mais l’organisation du milieu social selon le principe du bien absolu est pas pour elle un accomplissement : la volonté morale authentique tend à ce que la vie personnelle et le milieu social deviennent inséparablement le bien organisé.

◊ Le bien en lui-même n’étant que bien, le degré dans lequel la personne doit se soumettre à la Société doit correspondre au degré de subordination de la Société elle-même au bien moral.

Ch. 4 La norme morale de la vie sociale.

◊ La définition de la Société comme une morale organisée élimine deux fausses théories, celle du subjectivisme moral , qui nie la nécessité  pour la volonté morale de se réaliser concrètement dans la vie sociale, et celle du réalisme social, d’après lequel les institutions et intérêts sociaux ont en eux-mêmes et par eux-mêmes une importance suprême.
(Dans ce dernier point de vue, la vision de l’homme est extrêmement réduite : c’est un être social, rien de plus. En ce sens, il faudrait comprendre certains animaux dans l’humanité, telles les fourmis par exemple, dont la vie commune est un exemple parfait de société organisée, dans laquelle l’individu n’est rien en lui-même et n’existe, à sa place, que pour la collectivité.)

◊ Ce qui fait le trait distinctif d’une société humaine, c’est que chaque homme, comme tel, est un être moral, c’est à dire une personnalité naturellement libre de déterminer sa conduite, par conséquent ayant valeur absolue.
Il s’ensuit qu’aucun homme ne doit jamais être considéré comme un moyen en vue d’une fin quelconque, fût-ce le bien d’une autre personne ou celui d’une classe. Le droit de la personne, basé sur sa dignité, laquelle lui est inhérente et se trouve par conséquent inaliénable, basé également sur l’infinité formelle de sa raison, et encore sur son unicité, est par essence absolu et inconditionnel. Il s’ensuit que les droits de la Société sur la personne sont conditionnés par la reconnaissance de ses droits individuels.
Insistons : la dignité de chaque personne ou sa nature d’être moral ne dépend aucunement, ni de ses qualités naturelles, ni de son utilité sociale. La personne est sacrée.
Le bien commun ne peut être considéré comme tel que s’il est véritablement commun, c'est-à-dire bon pour tous sans exception. La véritable Société, qui reconnaît et respecte le droit absolu de chaque personne, sert celle-ci en lui permettant de réaliser ce qu’elle est. La personne de son côté, en servant la Société, ne se limite pas mais réalise sa dignité et prend sa signification – prise à part elle ne possède que potentiellement son caractère absolu et infini, lequel ne se concrétise que par l’union intime de chacun avec tous.
La seule et unique norme morale , c’est le principe de la dignité humaine ou de la valeur absolue de chaque personne, en vertu de laquelle la Société se définit comme une harmonie interne  et libre de tous.
Toute forme de moralité tire de là sa justification, y compris en matière de religion, de famille, de propriété etc. Le principe de la dignité absolue de la personne humaine ne dépend de personne, ni de rien ; mais c’est de lui que dépend entièrement, à l’inverse, le caractère moral des sociétés et des institutions.

◊ Le principe moral exige de l’individu qu’il respecte la dignité humaine comme telle, chez les autres comme en lui-même : le principe moral est universel par essence. Cela va infiniment plus loin que la simple égalité, qui est une abstraction et, mathématique, n’a aucun sens éthique.

◊ Avec l’avènement du christianisme, on aurait pu s’attendre à l’établissement d’un ordre des choses entièrement nouveau. Or en fait il n’en est rien, le monde social et moral du paganisme demeure, sans changements essentiels. Les guerres subsistent plus que jamais, l’individualisme conduit au mépris de fait d’autrui et au plus complet relativisme moral, l’esclavage a changé de forme – c’est maintenant l’exploitation du travail ou de la misère -, le nombre des voleurs et des criminels va croissant, les valeurs traditionnelles sont battues en brèche etc.
Cependant, depuis la mort et la résurrection de Jésus, une action sourde s’exerce mystérieusement contre les guerres, les injustices et les mauvais traitements et, quoique les choses prennent du temps, l’attitude de l’homme à l’égard des vieux fondements païens de la Société change et se manifeste dans sa vie. La mondialisation, de son côté, contribue à abolir les barrières et à atténuer d’un pays à l’autre le caractère d’étranger.
De fait, la peur de la guerre est devenue le motif prédominant de la politique internationale, l’esclavage classique a disparu à jamais, les criminels ne sont plus généralement traités avec la barbarie des temps anciens ...

◊ C’est dans l’incarnation en Jésus de l’idéal moral absolu qu’il faut chercher et reconnaître le fondement moral de la vie personnelle et de la vie commune. Le christianisme a donné comme tâche pratique à tous les hommes de réaliser entre eux une libre union dans le Bien parfait. Il garantit la possibilité de sa réalisation, et il a promis pour celle-ci une aide venant d’En-Haut, dont témoignent à suffisance d’innombrables expériences personnelles et historiques.
Vues sous cet angle, la religion, la famille et la propriété ne sont pas par elles-mêmes des normes ou fondements moraux de la Société. C’est leur conformité à la norme morale universelle, considérée comme absolue, qui au contraire les justifie.
Pour être universelle, la religion en effet ne doit pas être confessionnelle. Elle ne doit pas non plus se séparer de l’approfondissement de la science, ni du progrès social et politique.
La famille de son côté constitue un milieu restreint où s’expérimente une vie sociale authentique, dans laquelle chacun est perçu comme un être d’une absolue respectabilité, tenant une place unique et essentielle : elle doit être le lieu où commence l’union universelle.
La propriété enfin, n’est justifiée que par le service auquel elle est ordonnée du bien commun, donc du bien de tous.

 Ch. 5 La question nationale du point de vue moral.

◊ L’incarnation du bien dans l’humanité trouve obstacle dans les passions et les vices individuels, mais aussi dans les formes invétérées du mal collectif  que constituent certains points de vue, comme la question nationale, la question pénale et la question économique.

Pour ce qui est de la question nationale ...

◊ La tentation est de la prendre suivant deux points de vue opposés également faux, qui sont pour l’un de considérer la nation comme un absolu (point de vue ‘nationalistique’) et pour l’autre de ne lui trouver aucune signification ni justification (point de vue ‘cosmopolite’). Il est clair en effet de ce dernier point de vue que le patriotisme peut être déraisonnable, s’avérer vain en exprimant des prétentions non fondées, faux en servant des intérêts collectifs particuliers et un jour ou l’autre mener à la ruine.

◊ La division de l’humanité en groupes définis et stable, appelés ‘nations’, est un fait qui n’est ni universel ni primitif. Dans les temps anciens, la nation n’existait souvent pas, alors que l’on parlait même langue et partageait même culture et mêmes croyances. Quand la nation existait, elle se définissait essentiellement par ses liens matériels. Les grecs et les romains, par exemple, ont été porteurs en leur temps d’une culture universelle qui les a fait passer du stade de la Cité à celui de l’empire mondial, sans passer par une étape nationale (‘ab urbe ad orbem’). Le principe unificateur dont ils étaient porteurs était d’ordre philosophique : suprématie de la nature et de la raison, unité essentielle de tout ce qui existe, vanité des limitations et des divisions, même vertu pour tous et même droit.

◊ Au début de l’ère chrétienne, le peuple juif était le seul peuple de l’antiquité à avoir une forte conscience nationale, inspirée par sa religion, le sentiment de la supériorité de celle-ci et l’intuition de son universalité, c’est à dire de son rôle historique. La confusion qu’il a faite entre une ouverture universelle et une fermeture nationale a entraîné, pour Soloviev, le rejet du Messie. Le Christ en apparaissant ne s’est pas opposé au nationalisme, auquel la paix romaine avait assuré à sa façon un certain  bien-fondé, mais aux divisions qui perduraient malgré prophètes, philosophes et juristes : du point de vue chrétien en effet, judaïsme ou paganisme, hellénisme ou barbarisme, hommes libres ou esclaves, hommes ou femmes, rien de tout cela n’est une limite, au contraire, tout cela est à la base d’une union de toute l’humanité (suivant l’image des membres et du corps). La vision chrétienne inclut les particularités nationales autant que personnelles - il n’y  pas plus pour elle d’absence de nationalité qu’il n’y a d’absence de personnalité : régénérescence spirituelle ne signifie pas disparition mais renouvellement.

◊ Selon Soloviev, avant d’incarner l’idéal universel de l’humanité, les nations doivent d’abord former un corps distinct et indépendant. Examinant ainsi les nations existantes d’Europe, constituées peu à peu sous l’influence et par la tutelle de l’Eglise, il voit
- dans l’Italie la première des nations européennes à prendre conscience d’elle-même (cf. Ligue lombarde). Son génie religieux et culturel s’est imposé universellement, avec ses particularités propres, non parce que l’Italie se glorifiait en lui, mais parce que, force créatrice, il était bon en lui-même. Les artistes, les philosophes avaient souci des idées objectives de beauté et de vérité auxquelles, en tant qu’italiens, ils donnaient une forme particulière, forme spéciale d’un contenu universel.
- le tour de plus en plus rapide après l’Italie fait par Soloviev des nations d’Europe aboutit à démontrer que ce qui fait la grandeur, le rayonnement d’une nation est ce qu’il y a en elle d’universel dans la pensée ou la sensibilité .

◊ Dans la vision de Soloviev, la grandeur et la valeur des nations européennes résidaient en quelque chose d’universel, de supra national, en quoi elles avaient foi, qu’elles servaient et réalisaient dans leur œuvre créatrice – œuvre nationale par sa source et ses moyens d’expression, mais tout à fait universelle par son contenu et ses résultats objectifs. Elles ne vivaient pas que pour elles-mêmes mais pour tous. L’œuvre créatrice véritable d’une nation est universelle.
Il s’ensuit que dans l’amour que nous avons de notre pays, nous ne pouvons faire abstraction de la qualité des buts servis par celui-ci, car le sens et l’inspiration du particulier n’existe réellement qu’en liaison et en harmonie avec ce qui est universel. Allant plus loin, appliquant le principe moral consistant à aimer son prochain comme soi-même au concept national, Soloviev professe qu’il faut aimer toutes les nations comme la sienne propre. Ce commandement confirme le patriotisme, mais l’affranchit de tout particularisme égoïste. Bien considérées, les différences nationales sont ainsi préservées et intensifiées, tandis que les divisions tendent à disparaître : il n’y a pas identité formelle mais identité éthique.


décembre 2007

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