Vladimir Soloviev

 
par

 

Eugène TAVERNIER

 

 

 

Partie 2 


L’ENSEMBLE DE SON OEUVRE

 

C’est l’oeuvre d’un philosophe, d’un croyant et d’un apôtre.

Sa philosophie concerne principalement la morale ; et cette morale, édifiée sur une vaste doctrine métaphysique, est toute pénétrée, vivifiée, animée par l’esprit et par les principes de la foi chrétienne.

D’ordinaire, on ne considère pas comme de véritables philosophes les penseurs qui écrivent sur la religion. Ils passent pour ne pas traiter la philosophie proprement dite avec assez de soin, ni assez de vigueur, ni assez d’indépendance. Ce reproche est très souvent injuste. En tout cas, il ne peut être adressé à l’homme dont je parle. Rempli de foi religieuse et fortement incliné au mysticisme, Soloviev savait exposer les questions philosophiques d’après la méthode non seulement la plus éloquente, mais aussi la plus stricte. On en a eu la preuve maintes fois et même dès les débuts. La thèse par laquelle il conquit d’un coup sa première célébrité est une démonstration vaste, originale et rigoureuse. À vingt et un ans, Soloviev possédait la complète connaissance de la philosophie universelle ; et il pouvait exposer l’histoire des principaux systèmes, anciens ou modernes, occidentaux ou bouddhistes, en outre, critiquer, avec une élévation et une force admirables, des hommes tels que Spinoza, Kant, Schopenhauer, Comte, Stuart Mill, etc. J’ai noté qu’il avait d’abord été très attaché à Spinoza. Cependant, il sut bientôt dévoiler les erreurs du panthéisme en général et celles du maître lui-même. Il avait aussi été disciple de Kant et de Schopenhauer. Graduellement, il échappa à leur influence.

Il a souvent discuté et polémiqué ; mais ses réfutations, même celles qu’il composait avec le plus grand soin, ne sont, dans son oeuvre, qu’une partie secondaire. Il ne détruisait que pour construire. Cet inflexible adversaire des erreurs répandues par le positivisme a construit une doctrine morale qui, tout en s’appuyant sur la critique et sur le mysticisme, mérite cependant d’être appelée positive. Elle est même plus positive que toutes les autres constructions ainsi dénommées. En effet, elle envisage et harmonise les divers aspects de la vie humaine, individuelle, familiale, politique, sociale ; et elle accorde tous ces aspects avec les lois si nombreuses qui constituent l’existence du monde et qui donnent au monde une signification compréhensible pour l’homme et digne de Dieu.

Grand métaphysicien, Soloviev est aussi un grand théologien et un grand mystique. On petit dire, avec une entière justesse, qu’il est toujours tout cela ; et voilà de quoi se compose la haute et forte originalité de son enseignement.

Ajoutons tout de suite que Soloviev, habitué à développer les plus larges vues d’ensemble, prend néanmoins un constant souci de distinguer les caractères et les limites de chacun des sujets qu’il groupe dans le même cadre. Par exemple, il place sous la loi du Christ le monde matériel et la vie physique, de même que l’intelligence, la consciente et la morale ; mais il traite ces différents sujets d’après la méthode qui convient pour chacun d’eux. Écoutez-le disserter sur les atomes ou sur la logique, sur l’art ou sur les passions, sur le dogme ou sur la mystique : vous croirez entendre successivement plusieurs spécialistes. Pourtant, c’est la même voix qui résonne ; c’est le même esprit qui enseigne tant de choses, sans rien confondre.

Sans rien confondre, certainement ; mais, certainement encore, sans rien diviser de tout ce qui doit rester uni. Car si Soloviev distingue toujours, toujours aussi, avec la même attention, il rappelle et met en lumière le principe supérieur par lequel sont rattachés les uns aux autres les domaines les plus opposés et, en apparence, les plus séparés. Pas de séparation radicale ; du moins, pas d’intervalle ou d’abîme que ne puisse combler la loi de la vérité et du bien, c’est-à-dire, en un mot, le christianisme. Sans confusion et sans division, cette formule est très chère à Soloviev. Elle se rencontre souvent dans ses ouvrages, à propos de la foi comme à propos de la morale, de l’économie politique, des sciences naturelles ou d’autres sujets encore. Tout en respectant scrupuleusement les frontières de chaque catégorie de lois et de phénomènes, il veille à ce que rien ne reste détaché du principe par lequel il explique le inonde. Le monde, il le définit et le résume d’après l’antique formule de la scolastique chrétienne c’est-à-dire la variété dans l’unité.

On a appelé Soloviev un « conciliateur ». Mais ce mot, insuffisant, est, au fond, très inexact. Soloviev a fait beaucoup plus et beaucoup mieux que ne firent autrefois les philosophes alexandrins et, au commencement du siècle dernier, les éclectiques qui suivaient la voie tracée par Victor Cousin. Dans l’éclectisme ancien ou moderne s’associaient des théories généralement contradictoires. Celles qui s’accordaient à peu près les unes avec les autres n’étaient pas liées entre elles par un même principe fondamental. Bref, l’éclectisme formait un assemblage souvent incohérent, toujours dépourvu de stabilité, de vie, de force génératrice. Soloviev avait l’esprit trop élevé et trop puissant pour se contenter d’une conciliation extérieure et incomplète. Il voulait non pas seulement concilier mais unifier. L’unification qu’il avait en vue n’était pas du tout une combinaison matérielle, étroite et sèche. Il voulait mettre les doctrines, les théories, les opinions, les aspirations en contact avec l’éternelle et universelle source de vérité, de lumière, d’activité et de vie ; c’est-à-dire : unifier pour vivifier.

Il a écrit des pages merveilleuses sur l’unité active et féconde, qu’il appelle l’unité plurale et qu’il emprunte au dogme de la trinité divine. Là s’épanouit l’étonnant accord que réalisaient en lui le mathématicien, le philosophe et le mystique. C’est pourquoi on a pris parfois Soloviev pour un élève de Pythagore ; d’autres fois, pour un adepte de la gnose (il avait en effet beaucoup pratiqué les gnostiques) ; ce qui n’a pas empêché qu’on le rangeât aussi parmi les disciples de Schelling. Il y avait en lui plus ou moins de cela... et d’autres choses encore. Surtout il y avait la foi chrétienne, foi intense, immense, approfondie, qui nourrissait sa pensée, son coeur, son talent de prosateur et de poète, sa philosophie, sa métaphysique, son zèle de réformateur et d’apôtre.

L’esprit de foi le possédait et l’animait entièrement. C’est le trait principal de son oeuvre et de sa personnalité Cela est méconnu dans les études critiques ou biographiques qui ont été consacrées à Soloviev par des auteurs nombreux et différents, entre lesquels on distingue le prince Serge Troubetskoï, Kousmine-Karavaev, Slonimski, Speranski, Koni, Loukianov, Boulgakov, Velitchko ; et dans l’étude si remarquable, large et pénétrante que M. Radlov a jointe à l’édition des oeuvres complètes.

Ces auteurs, et d’autres aussi, s’accordent à appeler Soloviev un penseur croyant et mystique. En effet, il était et voulait être cela. Il envisageait toutes choses d’après la divinité, l’enseignement et la résurrection du Christ, et il prenait un soin continuel de rattacher au Christ morale et science, individus et sociétés, vie présente et vie future. Son mysticisme s’appuyait sur la philosophie, sur la théologie, sur l’histoire et, en outre, offrait un caractère essentiellement pratique.

Pratique, c’est le mot juste. Car Soloviev avait toujours eu vue l’application de la doctrine religieuse dans l’ensemble et dans les détails de l’existence ordinaire. C’est si vrai que, parmi ses écrits, nombreux et variés, celui qu’il a composé avec le plus d’attention et de recueillement est un vaste traité de morale intitulé la Justification du Bien. Ne nous étonnons pas si le titre est original. Soloviev était toujours original. D’ailleurs, les dernières lignes du livre en indiquent complètement la signification. « Mon but, dit l’auteur, est de montrer que le bien est la vérité ; que le bien est la voie de la vie, voie unique, voie juste et sûre, en tout, jusqu’au bout et pour tous. » L’ouvrage expose en détail les fondements philosophiques de la moralité et du devoir et retrace avec ampleur « l’action du bien à travers l’historie de l’humanité ». La première édition de ce grand volume fut épuisée dans l’intervalle de seul mois. À la fin de la préface de la deuxième édition (1898), l’auteur déclarait qu’il venait de relire cinq fois son ouvrage en entier pour le corriger et l’éclaircir. Il avait voulu, comme il l’affirmait lui-même, éviter le reproche de faire avec négligence l’oeuvre du Seigneur. Or, loin d’avoir rien négligé, il avait prodigué toutes ses ressources et tous ses soins pour accomplir le travail qui lui était si cher. Là, vraiment, le grand penseur russe a employé tout son génie, toute son âme. Car ses plus ardentes aspirations avaient pour but le progrès de la morale théorique et pratique.

Une analyse de la Justification du Bien demanderait une longue étude. Je dois me borner ici à en indiquer les lignes principales. D’abord, l’auteur montre la nécessité, pour les hommes raisonnables, de chercher et de comprendre le sens de la vie qui leur a été donnée. La vie ne peut se dispenser d’être morale. La moralité, c’est le progrès continuel dans la voie du bien. Le bien, par essence, c’est Dieu, de qui dérivent tous les autres biens. Nous sommes assujettis à la matière, mais nous sommes aussi assujettis à la loi divine ; et notre moralité représente l’effort que nous déployons pour faire prédominer en nous le bien sur le mal. Ce bien que nous nous appliquons à conquérir et à nous incorporer nous est antérieur et supérieur. C’est le bien absolu, c’est Dieu. Le devoir nous est imposé par Dieu. (On voit tout de suite que la doctrine morale de Soloviev est en opposition radicale avec celle de Kant. Soloviev s’est, de plus en plus, détaché de l’influence de Kant, influence qu’il avait d’abord profondément ressentie.)

Dans l’examen détaillé des devoirs, le philosophe russe réfute la fausse philosophie qui prétend séparer la morale, non seulement de la religion, mais aussi de la métaphysique. Puis, il étudie l’opposition apparente et le lien réel qu’on observe entre la société et l’individu. C’est le sujet d’un grand chapitre intitulé : « Le Bien dans l’histoire de l’humanité ». Là, apparaît l’homme social, sous le triple aspect de la famille, de la nation et de l’humanité. On retrouve dans ce chapitre le développement méthodique de la règle chère à Soloviev : « sans division et sans confusion », qui fixe la place, le rôle, les rapports de chaque chose et de chaque être dans l’ensemble du monde. Tout cet ensemble s’harmonise par la solidarité et se perfectionne par la spiritualisation. Nous nous avançons ainsi vers l’ » organisation parfaite de l’humanité intégrale ». La loi du progrès, que tant de philosophes et d’hommes politiques ont voulu opposer à la puissance divine, rentre dans le plan providentiel et se développe sous l’action du Christ et de l’Église.

Si, comme moraliste, théologien et mystique, Soloviev se souvenait toujours de la vie réelle, individuelle ou sociale, on n’a pas lieu de s’étonner que sa philosophie proprement dite porte la marque de la même préoccupation. De bonne heure, il a publié une thèse intitulée Critique des principes abstraits. Dans cette oeuvre, ce qu’il reproche surtout aux plus célèbres philosophes modernes, c’est d’avoir construit des théories faites pour se tenir en l’air et d’avoir traité l’homme comme si celui-ci n’était qu’une machine à raisonner. Soloviev ne niait pas la valeur des principes abstraits, mais il affirmait que ce sont surtout des instruments de travail, utiles pour étudier la réalité ; et qu’on doit avoir soin de ne pas les confondre entièrement avec la réalité absolue. Ne jamais perdre de vue l’homme tel qu’il est, c’est-à-dire un être faible, agité par des besoins et par des passions, soumis à des épreuves, obligé de lutter non seulement pour vivre ici-bas mais aussi pour se connaître et pour se conduire, pour accomplir sa destinée définitive, voilà ce que Soloviev a toujours recommandé.

Pour connaître sa nature et pour accomplir sa destinée, l’homme a besoin de la religion. Aussi Soloviev a-t-il toujours pris le plus grand soin de rattacher la philosophie et la morale au christianisme enseignant, vivant et agissant. La source de la vie intellectuelle et morale, c’est la parole du Christ, c’est le Christ lui-même, personnel, vivant, ressuscité, le Christ avec sa doctrine, ses exemples, son Église. Cela, Soloviev l’a démontré depuis le premier jour jusqu’à la fin.

En 1877, en effet, le grand penseur russe publiait les Principes philosophiques d’une science intégrale ; puis, bientôt après, les leçons sur l’Humanité-Dieu et, quelques années plus tard, les Fondements religieux de la vie. Là, comme dans la Critique des principes abstraits, et d’ailleurs comme dans ses autres ouvrages, il a pour but d’établir l’accord total de la science, de la philosophie, de la théologie, de la morale privée et publique.

Soloviev ne demande pas que la religion absorbe et remplace la philosophie, la science et la politique ; mais il veut lui rendre l’autorité supérieure à laquelle elle a droit. Il affirme que la philosophie, la science et la politique ont usurpé sur la religion. Il se préoccupe de corriger cette usurpation et de rétablir l’ordre, selon la justice et selon la vérité. En somme, chacun dans son rôle ; chacun à sa place.

N’est-ce pas très simple ? Bien des lecteurs seraient disposés à juger que c’est trop simple ; mais je les prie d’admettre deux remarques. D’abord, le programme que je résume d’une manière si banale et si pauvre, Soloviev l’a exposé avec une ampleur, une élévation et une pénétration extraordinaires. Puis, le même programme l’a conduit à soutenir contre de nombreuses et très hautes personnalités russes une ardente polémique, qui, pendant vingt-cinq années, s’est renouvelée coup sur coup. Cette polémique faisait surgir une quantité de problèmes philosophiques, religieux, politiques. Bref, une conception en apparence toute simple a procuré au philosophe russe une éclatante destinée, d’autant plus originale qu’il a eu, tantôt contre lui, tantôt pour lui, les groupes les plus différents.

Demander que chaque chose fût mise à sa place, c’était affirmer que la religion doit être reconnue comme l’autorité supérieure. Par cela même, Soloviev irritait les savants, les philosophes, les économistes et, en général, les libres penseurs. Mais bientôt, il vit, ainsi que je l’ai noté, se dresser contre lui une foule de chrétiens zélés qui le trouvaient beaucoup trop philosophe. Enfin, sa propagande pour l’union des Églises et pour la reconnaissance de la suprématie du Pape scandalisait les « orthodoxes » comme les libres penseurs. Le triple antagonisme fut persistant et eut des phases très agitées.

J’ai indiqué plus haut, dans la première partie, comment le hardi chrétien se trouva souvent en lutte avec une foule de croyants, fidèles défenseurs de la Russie chrétienne. Entre eux et lui existaient trois sujets de désaccord : – l° les excès du nationalisme (du moins de ce qui s’appelait ainsi) ; – 2° le régime politique de l’Église russe ; – 3° l’isolement et l’hostilité de cette Église par rapport à l’Église romaine.

Résumons les longs débats sur le nationalisme Aux nationalistes (ou slavophiles) Soloviev reprochait un amour égoïste et aveugle pour leur patrie terrestre. Cette patrie, il l’aimait profondément, passionnément ; il la souhaitait forte et glorieuse ; d’ailleurs, tout en ayant puisé beaucoup de choses dans la culture occidentale, il était, par ses habitudes et par ses goûts, demeuré très Russe, tel que l’avaient fait son tempérament et son origine. Mais il n’admettait pas le genre de patriotisme qui régnait alors sous le nom de nationalisme ou de slavophilisme et qui jugeait avec mépris l’Europe occidentale. Soloviev accusait les nationalistes et les slavophiles de se laisser aller à une espèce d’idolâtrie de soi-même. Il leur reprochait de vouloir faire de la Russie une nation à part, supérieure et indépendante, n’ayant aucun devoir envers les autres, comme si elle avait accaparé et absorbé la totalité de l’esprit chrétien ; et comme s’il n’y avait plus qu’elle de chrétien, sur la terre. Ces excès et ces aveuglements de patriotisme, Soloviev les a souvent signalés et répudiés, soit dans des discours, soit dans des articles de revue, soit dans des livres.

J’ai (en commençant) cité des passages de la conférence l’Idée russe, où Soloviev expose que toutes les patries ont chacune un devoir propre : remplir la mission qui leur est assignée dans « le plan de Dieu ». Cette mission il l’a, de la même manière, définie dans plusieurs de ses ouvrages.

Il l’a même exposée de nouveau chez nous, lors de son dernier séjour à Paris, en 1893. C’était l’heure où se produisaient les manifestations qui préparaient l’alliance franco-russe. Cette année-là (16 décembre), Soloviev fit au Cercle catholique du Luxembourg une autre conférence, dont je publiai dans l’Univers un compte rendu. Voici la partie essentielle de la conférence :

« La première condition pour que l’amitié contractée entre la Russie et la France soit durable et féconde, disait Soloviev, c’est que les deux peuples, différents par leur caractère et par leur histoire, éloignés l’un de l’autre au point de vue géographique, se fassent une idée précise des raisons qui les ont rapprochés. L’intérêt politique ne suffit pas, puisqu’il est, de sa nature, passager. Est-ce l’amour des contrastes ? Non ; car alors nous aurions pu, mieux encore, nous entendre avec la Chine. Il faut voir ce que les deux pays ont de commun et de spécial.

« Des sentiments de foi et de générosité, une tendance irrésistible vers l’idéal, constituent le premier élément de la sympathie qui s’est manifestée avec tant d’ardeur. Mais cette sympathie ne se développera point pat elle-même. Elle a besoin d’être dirigée et stimulée pour ne pas demeurer inerte. Ici apparaît une loi essentielle de l’activité du monde : c’est par l’emploi des forces contraires que l’union se réalise. Cette théorie, que les seuls esprits légers peuvent trouver paradoxale, est absolument d’accord avec les phénomènes les plus simples et les plus fréquents. On ne voit pas s’associer des êtres rigoureusement pareils l’un à l’autre. La vigueur et la faiblesse, la douceur et l’énergie sont faites pour s’allier. La force en mouvement cherche la force en repos.

Soloviev montrait la France, qu’il appelait le verbe de l’humanité, toujours portée à répandre les idées engendrées par elle ou reçues du dehors. En regard de cette activité, il signalait la Russie, restée en quelque sorte passive et comme enfermée dans son immense domaine : « La France, qui dépense sans mesure son ardeur, ne ressemble-t-elle pas à un moteur qui est sur le point de fonctionner à vide ? Au contraire, la Russie est riche des croyances qui se sont conservées comme un capital accru par les siècles. Elle attend l’impulsion qui déterminera un mouvement général et qui portera partout la chaleur et la vie. »

Il n’est pas jusqu’à la différence de leur état politique actuel où Soloviev ne trouve un argument et une facilité pour le rapprochement des deux nations : « L’esprit d’individualisme, personnifié aujourd’hui avec tant d’excès par la France, doit être bienfaisant pour la Russie, qui en est si dépourvue. En revanche, le peuple ami vous fera partager son amour de la solidarité, qui, chez lui, est purement la fraternité chrétienne. »

Espérer unir les efforts de la France et de la Russie dans une propagande et dans une action religieuses, n’est-ce pas un rêve contredit par la réalité présente et par les prévisions prochaines ? Pour écarter cette crainte, il suffit d’examiner de près le caractère des grands mouvements qui se dessinent à notre époque. On se trompe en considérant comme révolutionnaires, en elles-mêmes, certaines idées ou certaines réformes soutenues par des hommes qui ne professent pas notre foi, ou bien qui la combattent sans la connaître. Plus d’une oeuvre accomplie en apparence au nom de la vraie religion n’était pas chrétienne. En revanche, il y a un christianisme latent qui agit par des voies détournées. Il emploie à son avantage les instruments mêmes qui sont dirigés contre lui. C’est d’ailleurs l’un des principes qui éclairent l’activité universelle. Nous le savons par l’Évangile et nous le constatons dans l’histoire : ces forces innombrables qui se sont dépensées, qui cherchent leur voie ou qui dorment en réserve, sont destinées à se rencontrer, à s’unir, à se compléter les unes par les autres, à collaborer à l’oeuvre définitive. La renaissance de l’esprit chrétien, Soloviev la voyait dans la passion qui s’est éveillée en faveur des oeuvres sociales de vérité, de charité et de justice. Il saluait avec joie, il célébrait avec enthousiasme l’esprit qui pousse les hommes à se considérer de plus en plus comme obligés de se prêter assistance et de se témoigner une affection véritable. C’est la charité du Christ qui souffle sur le monde.

Soloviev ne manquait pas de rendre le plus chaleureux et le plus sincère hommage au pape Léon XIII, qui venait de fixer la direction de ce mouvement et qui ouvrait ainsi une nouvelle période.

À notre époque, entreprendre de faire converger vers le triomphe de l’Évangile, sous la conduite du Pape, l’Occident, que la Révolution veut séparer de Rome, et l’Orient, que le schisme en a détourné, n’est-ce pas une utopie ? Non. C’est dans ces conditions, c’est au milieu de cet antagonisme que s’élaborent le progrès et l’harmonie.

N’oublions pas, disait hardiment Soloviev, que « l’histoire universelle est la réalisation des utopies ».

En terminant, il résumait, dans un original et charmant parallèle entre saint Pierre et saint Jean, les traits des deux nations unies aujourd’hui pour une oeuvre commune. Pierre, l’apôtre de l’Occident, Jean l’apôtre de l’Orient, avaient en quelque sorte fait l’échange de l’excès de leurs qualités. Saint Jean, dont on ne connaît plus que la douceur, était à l’origine un violent. Saint Pierre avait été violent et faible. Tous deux, cédant à des pensées de représailles et croyant servir leur Maître, s’attirèrent une leçon mémorable : « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes ! » Gardons-nous d’encourir le même reproche. Servons la Foi avec l’amour de la vérité ; servons la charité avec l’amour de la justice.

 

De la notion de la destinée providentielle des peuples Soloviev a tiré de graves conséquences, notamment celles qui le conduisent à combattre le régime politique de l’Église russe. Voyons ce qu’il disait là-dessus dans ses livres :

Le plan de Dieu se manifeste et se réalise par l’institution de l’Église universelle. Mais est-ce que l’Église universelle n’est pas en proie à la division ? Est-ce que nous ne voyons pas les Églises chrétiennes, grandes ou petites, séparées les unes des autres ? Oui, assurément. Or, cette division Soloviev voulait la faire cesser ; et il l’a combattue de toutes ses forces, au milieu de polémiques diverses, qui agitaient les questions les plus passionnantes.

Parmi les causes de division, Soloviev signalait le système qui place la religion sous la dépendance de l’autorité nationale, c’est-à-dire du pouvoir civil. Au sujet du régime politique et administratif de l’Église russe, Soloviev avait pris tout de suite et pour toujours l’attitude d’un contradicteur. Dans ce rôle, il avait l’avantage de ne pas se trouver seul de son côté et de pouvoir invoquer le témoignage de plusieurs écrivains russes, slavophiles très estimés, entre autres Ivan Aksakov et Georges Samarine. Comme eux, Soloviev a vivement combattu la dépendance de l’Église russe devant l’autorité civile. Je dis « comme eux », mais je dois ajouter qu’il le fit d’une manière moins violente et, en même temps, plus profonde. Tout en se montrant très énergique, il s’imposait dans le langage une certaine retenue, tandis que les deux autres écrivains, Aksakov surtout, s’exprimaient ordinairement avec colère. Mais, je le répète, l’argumentation de Soloviev était celle qui allait au fond des choses ; car elle employait la philosophie et la théologie. Qu’on me permette de dire encore une fois, mais en trois lignes, que les discussions auxquelles il prenait part agitaient beaucoup les différentes catégories de lecteurs cultivés. Le grand philosophe avait le don de mettre les esprits en mouvement. D’ailleurs, la question qui se discutait était de celles devant lesquelles la conscience et l’intelligence russes ne pouvaient rester indifférentes.

L’émotion s’augmenta encore lorsque Soloviev exposa son plan complet de réforme de l’Église.

Alors, il ne s’agissait plus seulement des rapports entre l’autorité religieuse et l’autorité civile de la Russie, mais des rapports de l’Église russe avec le monde religieux occidental et avec l’Église catholique romaine.

C’était une conséquence de la thèse soutenue par Soloviev en faveur de l’indépendance de l’Église vis-à-vis de l’État.

Soloviev affirmait la nécessité, pour toutes les Églises chrétiennes, l’Église russe comme les autres, d’être unies autour d’un centre indépendant de toutes les autorités civiles ou nationales, un centre purement religieux et vraiment universel, c’est-à-dire la Papauté.

N’oublions pas que le grand penseur et grand croyant russe ne concevait et ne pouvait concevoir la religion chrétienne que sous la forme de religion réellement universelle. Pour ce motif (et pour d’autres encore) il repoussait l’ingérence de l’autorité civile ou politique, ou nationale, dans les questions de doctrine, de culte, de hiérarchie ecclésiastique ; ingérence qui divise l’Église chrétienne en nations et qui, ainsi, s’oppose au principe de l’universalité. Affranchies de la dépendance et de la limitation civile, politique, nationale, les Églises doivent s’unir les unes avec les autres. Une telle union universelle exige un centre. Or, il n’y a qu’un centre possible et concevable : celui qui est établi à Rome depuis les commencements du christianisme.

Soloviev le déclarait d’une manière très catégorique. Tout en critiquant, parfois avec animation, certains faits et certaines périodes historiques du gouvernement pontifical, Soloviev affirmait que la Papauté possède légitimement et nécessairement la puissance religieuse centrale et suprême.

Une telle doctrine, formulée en Russie par un écrivain russe éminent et célèbre, ne pouvait manquer d’y provoquer d’ardentes polémiques. Ces polémiques, il les soutint avec une énergie croissante. Au lieu de reculer devant les reproches qu’il recevait de divers côtés, il accentua sa thèse en plusieurs occasions, qui se succédèrent bientôt et dont je note les principales.

Ce fut, d’abord, dans un discours prononcé le 19 février 1883 pour honorer la mémoire de Dostoïevski. En cette circonstance, Soloviev qualifia de « malheur » et de « scandale » la longue séparation religieuse survenue entre l’Orient et l’Occident ; et il glorifia l’Église romaine d’avoir combattu tous les réveils du paganisme et toutes les hérésies.

La même année, de nouveau et davantage encore, il remua les esprits par une publication considérable et didactique intitulée le Grand débat de la politique chrétienne. Là, tout en reproduisant un certain nombre des reproches qui sont ordinairement adressés à la politique pontificale, Soloviev prenait la défense de l’autorité religieuse romaine constituée sous la forme du Saint-Siège apostolique. De nouveau il désignait et il saluait Rome comme le centre unique, légitime et nécessaire de l’Église universelle.

À la date de 1885, nous trouvons l’apôtre philosophe en discussion publique, sur le même sujet, avec un métropolite. Cette fois, Soloviev présente sa thèse en une série de neuf questions, qui s’enchaînent, pour ainsi dire, mécaniquement. Raisonnant d’après les décrets des conciles oecuméniques et aussi d’après les décisions de l’Église russe, il soutient que la séparation accomplie depuis des siècles n’a pas de causes doctrinales et que c’est uniquement une oeuvre de la politique humaine.

La conférence, faite en français à Paris (25 mai 1888), affirme encore la nécessité d’ « un sacerdoce général ou international, centralisé et unifié dans la personne d’un Père commun de tous les peuples, le Pontife universel ».

La moitié du livre, français aussi, publié à Paris en 1889, sous le titre la Russie et l’Église universelle, a pour but de prouver que la suprématie du Pape est fondée sur le droit divin. En faveur de cette suprématie hiérarchique et doctrinale, Soloviev invoque encore une quantité de considérations diverses, historiques et philosophiques. Le livre contient une introduction qui donne, en cinquante pages, un incomparable résumé des grandes crises religieuses durant les premiers siècles chrétiens et durant le Moyen Âge. La dernière partie, consacrée à l’application du principe trinitaire, fait entrevoir une synthèse de toutes les sciences et de toutes les forces, humaines ou surnaturelles. Ou a reproché à l’auteur des excès d’imagination et une espèce de panthéisme mystique. En tout cas, il y a là une prodigieuse quantité de connaissances et d’idées ; et, vraiment, le livre est extraordinaire.

J’ai noté que le livre la Russie et l’Église universelle est écrit en français ; mais cela ne suffit pas. Il faut dire que le style français de l’éminent penseur et écrivain russe est un modèle de pureté, d’élégance et de noblesse. Obligé de quitter Paris avant l’impression de son travail, Soloviev m’avait confié le soin d’en corriger les épreuves. Le manuscrit semblait l’oeuvre d’un auteur dont la langue natale est le français, le meilleur français, à la fois classique, et moderne.

Si remarquable par son contenu et par sa forme, ce livre a encore l’avantage de préciser la conception et la tendance de Soloviev au sujet de l’Église.

 

On s’est souvent trompé à cet égard. Même en Russie, et peut-être surtout en Russie, certain grave malentendu est persistant.

Par exemple, bien des personnes pensent que, durant une période peut-être assez longue, le grand philosophe et théologien russe a eu pour le catholicisme une sympathie plus ou moins vive, mais peu à peu affaiblie et finalement dissipée.

Or, en ce qui concerne l’attitude de Soloviev à l’égard du catholicisme, le mot sympathie doit être écarté, étant à la fois équivoque et inexact. Le mot sympathie fait supposer que Soloviev aurait envisagé le catholicisme d’après les impressions variables d’un sentiment variable lui-même selon les circonstances. En réalité, il s’agit ici d’une chose tout autre qu’un sentiment, et beaucoup plus importante. Il s’agit d’une doctrine précise et qui, dans la pensée ainsi que dans l’oeuvre de Soloviev, est fondamentale, essentielle, fixe. Même dans son grand ouvrage la Justification du Bien, qui est surtout un traité de morale, l’idée de l’union des Églises est exposée d’une manière catégorique et assez développée. Là, comme ailleurs, le philosophe apôtre affirme, coup sur coup, l’universalité, la catholicité, de la véritable Église chrétienne7. De bonne heure, et jusqu’à la fin de son apostolat, il a souhaité l’union des Églises et il a déclaré que cette union devait nécessairement avoir pour centre la Papauté. Dès 1882, dans l’un des premiers discours en l’honneur de Dostoïevski, il affirmait l’universalité et la suprématie du Saint-Siège romain. On rencontre la même doctrine dans le livre si curieux, quoique inachevé : Histoire et avenir de la théocratie. Cette doctrine remplit la plus grande partie de l’ouvrage français la Russie et l’Église universelle8.

La correspondance de Soloviev, elle aussi, montre souvent combien était profonde chez lui la préoccupation relative à l’union religieuse ; union complète, c’est-à-dire morale, doctrinale, ecclésiastique. Comme exemple, je citerai deux des lettres qu’il m’adressa. Ces lettres indiquent bien sa disposition d’esprit ordinaire, ou plutôt constante ; et elles le peignent lui-même tel qu’il était au milieu de ses travaux, de ses projets, de ses sollicitudes. Elles font, en outre, juger de la charmante affection qu’il témoignait à ses amis :


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