Vladimir Soloviev

 
par

 

Eugène TAVERNIER

 

 

 

Partie 1 

L'HOMME 

Vladimir Soloviev est un des noms illustres de la Russie contemporaine. Il est le plus grand philosophe de ce pays. Mort en 1900, après une carrière éclatante mais courte (ayant vécu moins de cinquante ans), il a laissé une oeuvre philosophique, religieuse et littéraire de première importance : dix volumes compacts dont on vient de publier une nouvelle édition d’ensemble ; quatre volumes de correspondance ; un recueil de poésies ; une traduction de Platon. Très célèbre de son vivant, il continue de posséder un prestige et d’exercer une influence qui ne cessent de s’accroître. La Russie studieuse et la Russie savante le lisent et l’admirent. Là-bas, dans les centres cultivés, se rencontrent des associations Soloviev, des cercles Soloviev, des comités Soloviev. Il inspire des analystes et des biographes très nombreux. Les Russes qui n’admettent pas sa doctrine sont, comme les autres, fiers de lui et heureux de proclamer sa gloire, qui s’est emparée de l’avenir. Non seulement on le célèbre, mais on l’aime. Tous les hommes qui l’ont connu gardent de lui un souvenir incomparable.

Aujourd’hui où, dans les exploits d’une guerre européenne, Russes et Français mêlent leurs âmes et leur sang, c’est, plus que jamais, un devoir et une joie de rendre hommage à Soloviev, manifestation magnifique du génie de sa noble race.

Il aimait beaucoup notre pays. Il en parlait et il en écrivait la langue à merveille. Même, il a, voici plus de vingt années, publié chez nous un important ouvrage en français (la Russie et l’Église universelle), qui touche à plusieurs des sujets traités dans le livre russe dont je donne la traduction1. Et cependant les deux livres sont très différents, du moins par la forme. Leur comparaison met en évidence l’étonnante variété des dons que possédait Soloviev. Philosophe et apôtre, il était encore, comme écrivain, un artiste. Les Trois Entretiens, imprégnés de philosophie et de théologie, ont l’attrait d’un exercice littéraire fort élégant, très dégagé et aussi, dans le meilleur sens du mot, mondain. Ils donnent l’idée la plus exacte de l’imprévu et du charme que présentait la conversation du grand philosophe russe.

 

J’ai fait connaissance avec Vladimir Soloviev pendant son deuxième séjour à Paris, qui dura du mois de mai au mois d’octobre 1888. Le 25 mai de cette année-là, j’avais eu la bonne fortune d’être invité à une réunion assez originale, dans les salons de la princesse Wittgenstein, née Bariatynski.

Soixante personnes environ, le plus grand nombre fourni par la société du faubourg Saint-Germain, un groupe de Russes a peu près naturalisés Parisiens, quelques Religieux d’origine étrangère, trois ou quatre publicistes de notoriété diverse, écoutaient une conférence que lisait en français un écrivain récemment arrivé de Petrograd. Il exposait l’Idée russe, sujet familier au monde littéraire et politique de là-bas ; plus ou moins connu mais assez négligé par les Russes qui habitent ou qui fréquentent notre capitale ; presque entièrement ignoré chez nous. Qui était ce conférencier ? Ses compatriotes eux-mêmes, sauf quelques-uns, savaient seulement qu’il était le fils d’un des meilleurs historiens de la Russie ; qu’il avait occupé très jeune une chaire à l’Université de Moscou ; que, dans des livres et dans des revues, il traitait principalement les questions philosophiques et religieuses ; qu’il lui était arrivé maintes fois de soutenir des polémiques très retentissantes ; que, s’il avait des adversaires de toute sorte, il possédait, en revanche, une multitude d’amis et d’admirateurs enthousiastes ; qu’il passait pour aimer les théories paradoxales ; et que, d’allures singulières, il menait une existence plus ou moins nomade.

Les Français le regardaient et l’écoutaient avec curiosité. Très grand, d’une maigreur et d’une minceur extrêmes, le port droit, l’attitude recueillie, il donnait tout d’abord l’impression d’un personnage qui n’aurait eu qu’une demi-réalité physique. Mais, sous la longue chevelure grisonnante qui encadrait son front large et harmonieux, s’épanouissait rapidement une puissance pénétrante. Ses yeux de myope, immenses et magnifiques, projetaient des rayons. La voix, étendue et pleine, était singulièrement nuancée. Gutturales, éclatantes, douces et même caressantes, toutes les notes se succédaient ; ou bien elles composaient un seul accord, ainsi que dans les cloches d’un métal artistique et savant où les sonorités les plus graves sont traversées de vibrations argentines. Des manières humbles et presque timides, avec un profond accent d’énergie audacieuse et obstinée. Tel apparaissait Vladimir Soloviev.

Que venait-il nous dire ? et quel intérêt spécial pouvait présenter cette idée russe ? Avait-elle donc plus d’importance ou plus de précision que l’idée française, anglaise, allemande ou italienne ? Le discours, bien qu’il ne fût pas long, produisit une impression de puissance. Bientôt l’auditoire s’était rendu compte que le conférencier interprétait des sentiments qui touchaient à la nature propre d’un peuple et qui résumaient toute une crise intellectuelle et morale. Mais on ne soupçonnait guère en quoi la doctrine qu’il exposait avec tant d’élévation et d’éloquence se rapportait à nos intérêts et à nos besoins.

On comprendrait mieux chez nous, maintenant. Ou plutôt, on comprendra mieux. Car l’enseignement que nous apportait ce philosophe russe est devenu la leçon qui ressort de la crise formidable où, depuis deux années, le sang français coule à flots, et où se déchire, pour se reconstituer, l’âme de la France. Nous avons vu les aberrations et les monstruosités que peut engendrer une idée nationale développée sans mesure et nourrie d’une exaltation aveugle. L’idée allemande nous a montré de quelle folie furieuse peut être dévoré un peuple obsédé par l’amour de soi-même. C’est ainsi qu’est apparue au milieu de la civilisation l’idée allemande, qui prétendait être la civilisation supérieure et totale.

Un peuple peut donc, jusqu’à l’aveuglement et jusqu’à la frénésie, se tromper sur ses droits, sur ses forces, sur sa destinée. Le patriotisme, qui, éclairé et généreux, est si beau et si noble, subit des déviations et des déformations prodigieuses quand il se laisse aller à l’idolâtrie de soi-même. Dans un peuple, l’amour-propre démesuré peut exercer les mêmes ravages que dans un individu et le rendre, comme un particulier, injuste, déraisonnable, fou furieux.

Il y a aussi d’autres égarements, dans le sens inverse. Un peuple peut prendre en mépris et en horreur les sentiments et les traditions qui ont fait sa force. Nous commencions à être entraînés par cet aveuglement, lorsque Soloviev vint nous parler des devoirs d’une nation envers autrui et envers elle-même. Alors, on voyait s’épanouir dans notre politique l’erreur fondamentale qu’une fausse philosophie, une fausse histoire et une fausse littérature cultivaient chez nous depuis un siècle. Beaucoup de Français s’étaient mis à détester le passé de leur pays. Sous prétexte de mieux aimer la France, ils voulaient forger une France qui, par l’âme, par les institutions et par les moeurs, fût tout le contraire de ce qu’elle avait été si longtemps. Persuadés qu’ils avaient pour toujours mis la main sur la vérité historique, philosophique et sociale, ils voulaient encore introduire dans les lois cette vérité prétendue ; et ils appelaient la politique à leur aide.

La Russie, elle, subissait à la fois les deux emportements opposés. Il y avait chez elle, surtout depuis un demi-siècle, beaucoup de penseurs, de savants, de professeurs et d’écrivains qui travaillaient à la détacher de tout ce qui était russe et à la faire rompre avec sa tradition politique et religieuse. Ils prêchaient les sophismes fabriqués en Allemagne et en France. Ces hommes se glorifiaient d’être des Occidentaux. En même temps, parmi les fidèles de la tradition russe, un très grand nombre représentaient la Russie comme une puissance à part, ayant en elle-même toute la morale, toute la civilisation, toute la religion, ne devant rien à personne et ne recevant rien de personne. Ceux-là, c’étaient les Slavophiles.

Soloviev combattait les exagérations et les aberrations des uns et des autres. Aux incrédules qui prêchent la morale et le patriotisme, il rappelait que les droits et les devoirs des hommes sont réglés par la loi divine et que la civilisation chrétienne ne peut subsister sans la doctrine chrétienne. Aux croyants qui s’enferment dans une infatuation exaltée, il montrait l’Église russe soumise à l’autorité politique nationale et isolée du centre de la vie religieuse universelle.

Cette attitude déconcertait les libres penseurs et scandalisait les croyants. Les philosophes, les savants et les autres occidentaux reprochaient à Soloviev d’être trop mystique ; les croyants, d’être trop philosophe et trop occidental. Et tous ses adversaires s’accordaient à le trouver beaucoup trop indépendant d’allures dans les grandes choses ainsi que dans les petites. Peu d’hommes supérieurs furent comme lui en butte aux critiques contradictoires. Mais peu aussi eurent tant d’amis et d’admirateurs enthousiastes. Il en avait même une foule dans les camps hostiles à sa doctrine et à ses tendances.

Historien, philosophe et croyant, Soloviev envisageait la notion de patrie, et spécialement la destinée de la patrie russe, d’après les enseignements de l’histoire, de la philosophie, de la révélation chrétienne.

Aux auditeurs de Paris il disait : « L’idée d’une nation n’est pas ce qu’elle pense d’elle-même dans le temps, mais ce que Dieu pense sur elle dans l’éternité. »

« ... En acceptant l’unité essentielle et réelle du genre humain, nous devons considérer l’humanité entière commue un grand être collectif ou un organisme social dont les différentes nations représentent les membres vivants. Il est évident, à ce point de vue, qu’aucun peuple ne saurait vivre en soi, par soi et pour soi, mais que la vie de chacun n’est qu’une participation déterminée à la vie générale de l’humanité.

« La fonction organique qu’une nation doit remplir dans cette vie universelle, voilà sa vraie idée nationale, éternellement fixée dans le plan de Dieu.

« ... Le peuple russe est un peuple chrétien, et, par conséquent, pour connaître la vraie idée russe, il ne faut pas se demander ce que la Russie fera par soi et pour soi, mais ce qu’elle doit faire au nom du principe chrétien qu’elle reconnaît et pour le bien de la chrétienté universelle à laquelle elle est censée appartenir. Elle doit, pour remplir vraiment sa mission, entrer de coeur et d’âme dans la vie commune du monde chrétien et employer toutes ses forces nationales à réaliser, d’accord avec les autres peuples, cette unité parfaite et universelle du genre humain, dont la base immuable nous est donnée dans l’Église du Christ. »

Ces déclarations et d’autres analogues étaient nouvelles pour la plus grande partie de l’auditoire de 1888 réuni à Paris. Mais elles avaient déjà été maintes fois, par la parole et par la plume, développées devant le public russe, depuis une quinzaine d’années.

L’apostolat chrétien que Soloviev exerçait datait de la thèse même soutenue pour le doctorat, en 1874, lorsque le jeune philosophe n’avait que vingt et un ans. Dans cette première thèse, intitulée la Crise de la philosophie occidentale, se trouvait déjà une notable partie de la doctrine à laquelle allait être consacrée une existence de labeur passionné.

La soutenance de thèse eut un retentissement extraordinaire, non pas seulement à cause de l’originalité et de la grande valeur des idées qui étaient ainsi développées devant un public d’élite ; mais surtout à cause de la puissance intellectuelle dont le jeune candidat faisait preuve. Ce fut un évènement. L’impression en resta vivante pendant bien des années ; et la trace en subsiste dans l’histoire de l’époque. Devant des centaines d’auditeurs, camarades d’études, professeurs, écrivains, le jeune candidat remporta un triomphe, salué dans les revues scientifiques et dans les journaux. En sortant de la séance, l’historien Bestoujev-Rioumine écrivait : « Si les espérances de ce jour se réalisent, la Russie possède un nouvel homme de génie : il ressemble à son père par ses manières et par sa tournure d’esprit ; mais il le dépassera. Jamais, à aucune soutenance de thèse, je n’avais constaté une puissance intellectuelle si prodigieuse. » Une foule d’auditeurs répétaient avec Zamyslovsky : « C’est un homme inspiré ; c’est un prophète ! »

Ce prophète de vingt et un ans avait déjà une histoire. Son extrême précocité de pensée et de culture lui avait fait subir, dès l’adolescence, la crise qui, en général, ne se produit que dans la seconde partie de la jeunesse ou même plus tard. À quatorze ans, il était devenu athée et, jusqu’à l’âge de dix-sept ans, il s’était débattu entre les systèmes les plus contradictoires, tous radicalement opposés à notre foi. Je l’ai entendu, dans une causerie intime, me raconter cette épreuve et parler du fol enthousiasme qu’il ressentait pour le matérialisme. C’était la maladie d’alors. Un prêtre français, qui a publié sur le grand philosophe russe un beau livre, très consciencieux et très intéressant, M. l’abbé d’Herbigny, a résumé avec délicatesse les phases de l’étonnante crise juvénile et aussi, d’ailleurs, de toute l’évolution accomplie par l’âme et par l’intelligence de Soloviev2.

Au foyer familial, l’adolescent respirait une atmosphère de foi. Son père, historien éminent et chrétien très ferme, « aimait d’un amour passionné l’orthodoxie, la science et la patrie russe ». C’est Vladimir Soloviev lui-même qui, plus tard, l’a dit dans un article consacré à son noble père. Mais le jeune garçon, assoiffé de savoir, lisait en cachette presque autant que près des yeux paternels. Notamment, il lut à la dérobée le livre tout matérialiste de Büchner, Force et Matière, dans le texte allemand ; puis Strauss ; puis, dans le texte français, la Vie de Jésus, de Renan ; et d’autres ouvrages de même espèce. Bientôt, par franchise et sans doute aussi un peu par orgueil, il déclara son incroyance radicale, que le père, attristé, sut ne pas déplorer et blâmer avec irritation, se bornant à des conseils de réserve et de prudence.

Faute de ces deux qualités, Vladimir Soloviev avait du moins une grande et rare franchise, un fondamental besoin de vérité, un insatiable désir d’apprendre et de connaître. Il continua d’étudier, comme d’ailleurs il devait étudier toute sa vie, absolument toute sa vie, avec la plus ardente et la plus puissante passion. Chose compréhensible mais tout de même inattendue, ce fut Spinoza qui le tira du matérialisme. L’impression produite par l’étude de Spinoza fut décisive. Elle explique le penchant assez sensible que Soloviev garda longtemps pour l’auteur de l’Éthique. – Délivré de l’erreur qui asservit toute chose à la matière, Soloviev ne pouvait rester prisonnier de la doctrine qui confond le monde et Dieu. Un moment, il avait pris goût au bouddhisme, dont il se détacha bientôt, ne trouvant là ni principe de morale, ni principe de vérité. – La parfaite connaissance de sa langue originelle, du latin, du grec, du français, de l’allemand, de l’anglais, de l’italien ; plus tard, de la langue et de la littérature hébraïques ; des philosophies anciennes ou modernes ; son savoir théologique et historique, son inclination pour le symbolisme et pour la mysticité ; ses dons de poète ; tant de ressources le disposaient à s’engager dans les voies les plus différentes.

Déçu, mais non découragé, pas même fatigué, il procéda à un inventaire et à un classement des notions recueillies dans le cours de recherches si prolongées et toujours si actives. Je cite volontiers M. l’abbé d’Herbigny pour compléter les détails que je tiens de Soloviev personnellement : « Il fréquentait en même temps la Faculté d’histoire et de philologie, la Faculté des sciences physiques et mathématiques et l’Académie ecclésiastique de théologie. Outre ses professeurs préférés, P. D. Iourkévitch et V. D. Koudriatsev-Platonov, il consultait assidûment tous les grands philosophes de l’antiquité et des temps modernes. Il lisait et annotait dans leur langue originale Platon et Origène, Sénèque et saint Augustin, Bacon et Stuart Mill, Descartes et Bonald, Kant et Schopenhauer, Hegel et Schelling, enfin, parmi les Russes, Tchadaïev et Khomiakov. Surtout, il s’absorbait en de longues réflexions qu’il prolongeait souvent le jour et la nuit ; ainsi élaborait-il sur de riches matériaux une pensée très personnelle.

Enfin, la conclusion de tant d’études et d’efforts lui apparut dans le christianisme doctrinal et vivant. Incorporé déjà au christianisme par l’onction baptismale, il se donna d’une volonté pleine, forte, éclairée, n’aspirant qu’à être un apôtre, dédaigneux de toute ambition humaine, de tout égoïsme et de tout confort, résolu à ne pas se marier et à vivre chaste.

C’était surtout comme professeur qu’il comptait d’abord mettre au service de l’apostolat religieux toutes les ressources des sciences. Professeur, il le fut très jeune (à Moscou et à Petrograd) et avec un succès incomparable ; mais pendant fort peu de temps.

L’impression extraordinaire produite dès les débuts a été conservée dans les souvenirs de nombreux témoins, notamment le magistrat académicien Koni, dont le récit est résumé par M. l’abbé d’Herbigny : « Quand les leçons sur le théandrisme furent annoncées dans l’Université de Saint-Pétersbourg, il y eut une immense agitation parmi les étudiants de toutes les Facultés. Quel était cet insolent qui osait introduire un sujet religieux dans le sanctuaire de la science, la nuit dans la demeure du soleil ? Un vrai complot fut organisé. Le tumulte devait être tel que le cours serait définitivement coulé dès la première leçon. Tous les étudiants étaient convoqués. Le grand jour arriva : la Faculté des Sciences, celle des Lettres et celle de Droit se trouvèrent au grand complet. Devant cet auditoire immense et bourdonnant, le professeur de vingt-cinq ans entre ; on lui refuse les applaudissements habituels. Cependant tous les yeux se sont fixés sur lui ; et déjà son visage, son regard imposent le respect. Quelques meneurs, parmi les philologues, essayent de lancer le tumulte ; ils ne sont pas suivis. L’auditoire entier a été saisi par ce jeune homme qui lui parle de l’idéal chrétien, de la grandeur humaine et de l’amour divin pour elle. La grande voix, profonde et souple, du professeur retentit dans un silence religieux ; elle rend hommage au Christ, elle le désigne comme le seul principe qui puisse instaurer le règne de l’amour et d’une vraie fraternité ; elle convie tous les auditeurs à se laisser diviniser par Lui. Et, soudain, les applaudissements éclatent, unanimes : juristes, philologues, naturalistes, acclament celui qu’ils devaient honnir ; ils se presseront désormais à toutes ses leçons, ils l’applaudiront jusqu’au bout. »

Et pourtant, dans le cours des six années où il figura parmi les professeurs officiels, il ne put occuper sa chaire que treize ou quatorze mois au total. C’était l’administration qui lui interdisait la parole ; une première fois, provisoirement ; d’une manière définitive, en mars 1881. Il avait alors vingt-huit ans. Entre ces deux mesures on toléra qu’il fît un cours aux jeunes filles élèves d’un établissement supérieur ; puis, de loin en loin, quelque conférence dans des milieux académiques. De même que les cours, ces rares conférences inquiétaient l’administration, religieuse ou civile. Soloviev réclamait la liberté pour les chrétiens dissidents ; et parfois il indiquait le Saint-Siège romain comme le centre légitime et nécessaire autour duquel doivent s’unir les Églises du Christ.

Trois de ces conférences, prononcées d’année en année, ont pour sujet Dostoïevski. Le grand romancier et le grand philosophe avaient été très liés, quoique le premier eût trente-cinq ans de plus que le second. C’est sans doute cette différence d’âge qui, récemment, a fait dire à un écrivain anglais que Soloviev reconnut Dostoïevski pour son prophète. Mais il faut signaler là une erreur. Assurément, le grand philosophe russe a donné à Dostoïevski le nom de prophète, ainsi qu’à d’autres personnalités qui agissaient beaucoup sur la masse des esprits ; assurément, il lui a témoigné une affectueuse admiration ; mais, comme philosophe, comme érudit et aussi comme écrivain, Soloviev possédait une puissance qui l’empêchait de se mettre à la suite du célèbre romancier. Il n’a suivi la trace de personne. Il était de force à conduire une armée d’intelligences ; et cela, précisément, on l’a reconnu en Russie, dès qu’il exerça un rôle public. Dostoïevski lui-même voyait et montrait dans le jeune philosophe un apôtre et un prophète, un vivant symbole de la destinée réservée au monde russe. Dans son dernier roman (non terminé), les Frères Karamazov, Dostoïevski mettait en scène, sous le nom d’Aliocha, Vladimir Soloviev comme la personnification de cette race intelligente, croyante, glorieuse.

Les conférences sur Dostoïevski valurent à Soloviev de nouvelles « journées triomphales ». C’est le mot employé, à propos des leçons universitaires, par le vicomte de Vogüé, qui fréquenta l’Université de Moscou avant de publier l’ouvrage si intéressant le Roman russe. Plus tard, dans un autre livre, Sous l’horizon, Vogüé a tracé du philosophe orateur, écrivain, apôtre, un émouvant portrait, dont voici quelques lignes : « Son éloquence arrachait des acclamations à tous ses disciples. Nous suivions avec épouvante la parole audacieuse, comme on suit un acrobate sur la corde raide : quel faux pas allait le faire trébucher ? Aucun. Savamment ramenée à l’idéal religieux, rassurante pour le plus rigide des conservateurs russes, la pensée de l’orateur côtoyait les précipices avec ces souplesses innées qui confondent toutes nos idées, dans le pays où l’on ne peut rien dire et où l’on peut tout dire. Le succès fut éclatant – éphémère comme ce cours bientôt suspendu. »

Dans les réunions intimes, dans un salon ou à table, Soloviev provoquait aussi l’admiration et l’enthousiasme, sans y songer le moins du monde. J’ai mentionné qu’il avait une multitude d’amis. Ceux-ci, à la lettre, se le disputaient. La formule : « Nous aurons Soloviev », était une invitation irrésistible et enviée.

Non point qu’il aimât se prodiguer, s’imposer ou beaucoup discourir. Son penchant fondamental était bien plutôt le recueillement, la méditation. Sa pensée ne savait pas s’accorder de répit pour se reposer ou se distraire. Fréquemment, on le voyait renfermé en lui-même, taciturne, assez mélancolique. Mais il était toujours prêt à payer de sa personne, en donnant, comme un prodigue, son érudition et ses idées, si l’entretien faisait surgir une affaire importante ; ou dès qu’il y avait à remplir un devoir de convenance et de conscience. À cet égard, il était scrupuleux, non moins que généreux. Il se livrait tout entier. Alors, la scène devenait très impressionnante. Humble d’attitude, effacé, perdu dans un rêve, il se transfigurait soudain. Ce grand corps maigre qui semblait défaillir se redressait d’un coup, comme soutenu par une armature d’acier. Le visage rayonnant d’énergie et de lucidité, la voix pleine, Soloviev développait une démonstration où se suivaient, rapides, les raisonnements et les exemples. C’était un jaillissement d’idées, régulier et majestueux. Bien peu d’hommes ont été à ce point maîtres de leur pensée ardente. Sur ses lèvres (comme sous sa plume) deux expressions revenaient fréquemment : « organique » et « déterminé » ; car dans cet esprit rien ne marchait au hasard ; et la fantaisie elle-même suivait une logique.

On le sentait bien ; et pourtant, parfois, pendant quelques secondes, une inquiétude vague mais vive frôlait l’âme des auditeurs. Ici, il faudrait citer encore la page d’Eugène de Vogüé que j’ai reproduite plus haut, celle où sont rendues sensibles l’audace de l’orateur et l’appréhension de l’auditoire. Mais dans les salons de Petrograd et surtout de Paris3, il ne s’agissait pas des risques administratifs que courait Soloviev. L’inquiétude était d’un autre genre ; selon le point de vue, elle était moins grave ou beaucoup plus grave. À certains moments, rares et très courts il est vrai, le philosophe russe semblait être entraîné par son sujet, par sa passion pour la logique, par son imagination audacieuse. On se demandait si cet élan hardi et impétueux n’allait pas se heurter à la contradiction des chimères et se briser dans le vide. Tendu à l’extrême, le merveilleux instrument de la plus noble pensée paraissait sur le point de perdre son équilibre et de se rompre. Mais c’était l’instant juste où Soloviev, avec une aisance et une sûreté souveraines, savait se marquer une limite d’où il redescendait tranquillement vers les régions connues de la raison et de la foi. On avait senti un frisson ; et tout de suite on se reprenait à contempler, avec une admiration rassurée toute entière, le retour rapide et calme de cette pensée qui venait de courir si loin et si haut. Alors, on ne connaissait point l’aéroplane, dont les hardiesses et les habiletés nous sont familières. C’est l’image qui convient aujourd’hui pour donner l’idée exacte de l’allure propre à la pensée de Soloviev.

On le ferait bien rire s’il était encore là et nous entendait parler de la sorte. Pour mieux railler les louangeurs, il se raillerait lui-même. Car il avait autant d’esprit que d’humilité, un esprit fait d’intelligence et de justesse. C’est par là qu’était facilement combattue et vaincue la mélancolique disposition qu’entretenait en lui l’habituel souci des plus grands problèmes. Cet esprit, qui aurait pu être mordant et qui s’y refusait avec une sensibilité charitable, sans s’interdire toutefois les effets amusants et gracieux, possédait l’ironie, ou plutôt le sens de l’ironie. Appliqué sans repos à étudier les lois et les mystères de la nature humaine et du monde, Soloviev savourait puissamment la vérité dont il faisait la conquête ; mais une intelligence de cette vigueur et de cette finesse ne pouvait manquer d’apercevoir le contraste et la dérision qui guettent si obstinément les plus beaux succès. Alors, une soudaine et intense gaîté s’éveillait dans son âme et en débordait bruyamment.

Un ancien magistrat russe, qui est aussi un écrivain distingué, spirituel et délicat, M. N. Davydov, a, d’une manière bien intéressante, parlé de Soloviev dans un ouvrage intitulé Choses du passé. L’auteur, qui a été en relations avec un bon nombre d’hommes célèbres, a réuni quantité de souvenirs personnels. Seul, le premier volume a paru ; mais M. Davydov a bien voulu me communiquer par avance un extrait du deuxième volume, en préparation : le chapitre qui concerne Soloviev. Là, il est question des rapports amicaux qui existèrent entre le grand philosophe russe et le comte Sollogoub. Celui-ci, mort depuis assez longtemps, poète humoristique et fantaisiste, lié avec Soloviev, non moins original que lui d’allures, mais nullement incliné au mysticisme ou à la philosophie, a jadis composé un poème ironique sur un voyage et sur certaines aventures de Soloviev en Égypte. C’est une satire où l’on voit Soloviev aux prises avec les artifices démoniaques. Il a finalement l’avantage, mais il reste marqué par les traits d’une incisive et constante raillerie. Non seulement Soloviev ne s’offensa point de la caricature, mais il s’en divertit de bon coeur, prenant souvent lui-même l’initiative de plaisanter là-dessus ; et il continua de témoigner à Sollogoub des sentiments très affectueux.

Il aimait à entendre des histoires comiques, surtout des histoires fantastiques. Lui-même en racontait plutôt deux qu’une, avec une malice ingénieuse qui en faisait ressortir quelque enseignement utile à tout le monde. Sauf l’argent, le vice et la vanité, il ne méprisait rien de l’ordinaire existence ; pas même la sottise, dont il s’amusait selon les occasions, se donnant volontiers, sans aucun orgueil, le luxe de la mettre en déroute à coups d’arguments historiques ou métaphysiques.

Ses divers biographes russes, notamment Velichtko, ont réuni d’abondants et curieux souvenirs qui montrent le grand philosophe provoquant la joie des réunions amicales les plus variées.

À Paris, pendant les séjours qu’il y fit, en 1888 et 1893, quelques amis et moi avons beaucoup bénéficié de son incomparable conversation. Les traits de l’esprit français lui allaient comme à un Parisien. Bien entendu, je pourrais, moi aussi, mentionner bon nombre d’incidents originaux.

Certain soir, X... et moi, qui étions encore célibataires, nous avions emmené notre cher Russe au restaurant. Nous avions eu soin d’éviter la salle commune, car, avec sa longue chevelure et sa longue barbe, l’une et l’autre un peu grisonnantes, avec son air de prophète, sa voix sonore et les sujets qu’il affectionnait (nous disions qu’il circulait dans l’Apocalypse comme chez lui), Soloviev risquait trop d’attirer l’attention, vulgaire ou grossière, des badauds et des imbéciles. Nous voulions d’autant moins l’y exposer que, s’il avait l’âme héroïque, cette âme était aussi très douce, jusqu’à la tendresse.

Donc, ce soir-là, suivant l’habitude, nous nous étions offert en cabinet particulier le philosophe théologien, apôtre et ironiste. Après les détours d’une conversation abandonnée, nous avions, je ne sais plus comment, conduit notre génial et délicieux compagnon à nous parler de la fin du monde ! Survint le garçon, accomplissant son office. L’auditeur fortuit éprouva une extrême surprise des paroles prononcées par notre invité, si différentes des propos qui se tiennent d’ordinaire en ces lieux. Sans doute, la figure attentive et animée que nous faisions, X... et moi, acheva de bouleverser le garçon. Il crut avoir affaire à trois fous et faillit lâcher le plat ! À la fin du dîner, je me rappelai ce détail et le signalai à Soloviev, qui en ressentit une gaîté éclatante. Si, au lieu d’être un convive, notre philosophe eut été l’amphitryon, il aurait certainement triplé ou décuplé le pourboire. Car telle était sa manière.

En fait de générosité, il dépassait non pas seulement toutes les limites, mais encore toutes les invraisemblances. Il donnait tout ce qu’il avait : son argent et son travail. Pour lui, l’argent n’avait de valeur que par la joie qu’on se procure en le distribuant, autant que possible, à pleines mains. Le modeste patrimoine qui lui était venu de sa famille avait fondu bientôt sous le soleil d’une charité sans mesure. Les profits qu’il retirait de son labeur acharné avaient continuellement le même sort. Depuis que les rigueurs administratives le tenaient écarté du professorat, Soloviev vivait de sa plume. En composant ses livres, il collaborait à des revues philosophiques et littéraires (notamment les Questions de philosophie et de psychologie ; le Messager de l’Europe ; la Semaine, etc.), au grand dictionnaire encyclopédique Brockhaus-Ephron, dont il rédigea presque toute la partie philosophique ; et à plusieurs journaux. Le mérite supérieur de tout ce qu’il écrivait, sa célébrité, la curiosité et la sympathie qu’il inspirait, tout cela rendait ses travaux productifs. Il aurait pu vivre tranquillement et avec un peu de confort. Mais c’était bien le moindre de ses soucis ! Il avait un grandiose mépris des calculs personnels dont se compose si souvent l’existence dite pratique. Il ne put jamais s’astreindre à la régularité d’un domicile ordinaire. Une partie du temps, il logeait chez l’un ou l’autre de ses amis innombrables. Ce qu’il aurait pu économiser ainsi passait aux domestiques, sous forme de pourboires princiers. Ou bien, il habitait dans un hôtel. Là, une foule de solliciteurs l’assiégeait. Littéralement, il se laissait dépouiller de tout, même du temps si précieux dont il avait si grand besoin pour son labeur. Il faisait des courses et des démarches au profit de besogneux indiscrets. Il avait dans les rues toute une clientèle qui le rançonnait. Sa famille et ses amis essayaient vainement de le garantir contre l’incroyable exploitation dont il se rendait victime. Pour faire quelque large aumône, il allait jusqu’à emprunter de l’argent, qu’il remboursait par la production d’un travail supplémentaire. Il se nourrissait de thé et de légumes ; mais aux amis qui venaient le voir, ou qu’il invitait, il offrait les plats et les vins les plus coûteux. On le grondait sans le fâcher, ni, bien entendu, sans réussir à le corriger. Les complications dans lesquelles il se débattait étaient oubliées par lui, dès qu’il avait l’occasion de faire plaisir à quelqu’un. Là-dessus, ses biographes russes ont recueilli un grand nombre d’anecdotes.

J’emprunte à Velitchko le récit de la suivante. Un soir, chez Velitchko, tout un cercle d’amis attendait Soloviev pour dîner, à six heures. Sept heures, sept heures et demie avaient sonné sans que celui-ci eût encore paru. La physionomie des convives s’allonge, la cuisinière fulmine, la maîtresse de maison est sur le point de pleurer. Serait-il arrivé un accident ? Velitchko part en recherche, naturellement d’abord vers l’Hôtel de l’Europe, où loge Soloviev, au cinquième étage. Le grand philosophe est chez lui, sain et sauf physiquement, mais dans quel désarroi !... Plié sur un divan, les pieds plus haut que la tête, plus pâle que d’ordinaire, les yeux à demi fermés. Il sort de sa torpeur pour dire qu’il a une horrible crainte d’avoir offensé et irrité les personnes par lesquelles il s’est fait attendre si longtemps. Velitchko lui ayant assuré qu’on ne lui en veut pas du tout, mais qu’on est inquiet, le voilà soulagé, réconforté, réjoui. Il avait eu pendant la journée une série de mésaventures, toute une épopée tragi-comique, qu’il raconta aussitôt. Il était sorti de bonne heure pour faire des courses, et d’abord acheter des bottines. Dans le magasin, le choix est long. On ne trouve pas la pointure qu’il faut. Il s’aperçoit que le commis se désole de ce remue-ménage inutile. Désolé à son tour, il prend au hasard une paire de belles bottines et les chausse tout de suite, puisque, le soir, il doit aller dans le monde. Les vieilles bottines, il les enveloppe d’un papier et les emporte sous le bras. Par économie (il ne lui restait que quelques roubles) et aussi pour élargir les bottines neuves, qui sont trop étroites, il s’en va à pied dans Vasili Ostrov, à l’imprimerie Stassulevitch, où s’imprime un de ses livres. En route, il rencontre coup sur coup des mendiants, auxquels il distribue ses derniers roubles, sa bourse, son portefeuille vide, son mouchoir de poche, et les vieilles bottines. – Heureusement, je n’avais pas ma montre, ajoute-t-il avec un soupir. – Pourquoi heureusement ? Est-ce que vous auriez voulu la donner à un miséreux ? – Non, c’est un souvenir de mon père. Je ne l’aurais pas donnée ; mais ensuite, j’aurais eu un regret. – Après une longue course, toujours à pied par nécessité, et ses bottines étant devenues un instrument de torture, le pauvre philosophe rentre à l’hôtel, désolé, épuisé, anéanti, ne sachant que devenir. Plus de quoi se payer une voiture. – Mais, mon cher Vladimir Serguiévitch, vous n’aviez qu’à venir chez moi en voiture et dire à mon concierge de payer le cocher. – Alors, avec un rire éclatant, Soloviev de s’écrier : – Comme c’est simple ! Et je n’y ai pas pensé ! Il est vrai que je n’ai rien mangé depuis ce matin. – Alors, allons dîner, ou plus exactement souper, à l’heure qu’il est. Je vous régalerai du céleri que vous aimez tant. – Mon cher, ce serait parfait si j’avais encore mes vieilles bottines. Ces maudites-là me font mal. D’ailleurs, peu importe, je vais en venir à bout. – Sautant du divan, il prend un canif, et aux endroits où elles le gênaient trop, fend les bottines toutes neuves. Ensuite il va dîner et charme tous les convives par son aimable et fantastique gaîté. Il fut tout le temps plein de verve...

Il y aurait de quoi remplir un volume avec des historiettes de ce genre. La plupart montrent en entier le personnage : son mépris des choses vulgaires, sa passion pour les choses intellectuelles et morales, son immense bonté, son imprévoyance, sa délicatesse, son esprit et son humilité. Il ne supportait point d’être traité comme un homme supérieur. Il disait, il m’a dit à moi-même, qu’on ne vaut véritablement que par la droiture et par la bonté. C’était sa règle constante, sans distinction de temps ou de lieu. À Paris, Soloviev était tel qu’à Petrograd et à Moscou. Il employait à des amabilités et à des générosités magnifiques l’argent qu’il avait gagné en travaillant plusieurs mois toute la nuit ; dispos et en train après d’incroyables excès de labeur ; menant de front la composition d’ouvrages philosophiques, de poésies, d’articles de revue, et se nourrissant de thé et de légumes. J’ai vu souvent ce myope, au risque de se faire écraser, traverser la rue afin de porter une large aumône à des mendiants, qu’il devinait plutôt qu’il ne les apercevait, et courir après eux pour leur dominer des pièces blanches ou de l’or. L’impression qu’il produisait est bien résumée par ces mots qu’une de ses soeurs4, les ayant maintes fois entendus, a recueillis dans une tendre et charmante notice familiale : « En présence de votre frère on devenait meilleur ; la bassesse de pensée ou de sentiment avait honte devant lui. »

Il inspirait la plus vive affection même à des gens qui ne partageaient rien de ses opinions philosophiques ni de sa foi religieuse. Quand il mourut (31 juillet 1900, le 13 août de notre calendrier), j’étais sans nouvelles de lui depuis assez longtemps. En voyage, sur le quai d’une gare, je rencontrai un Russe que je voyais parfois à Paris, esprit distingué, très lettré, excellent homme, libre penseur radical. Je lui demandai s’il avait récemment entendu parler de notre grand ami. Il me répondit d’abord par un geste tout découragé, puis par ces mots prononcés d’une voix tremblante, avec des larmes dans les yeux : – « Vous ne savez pas ?… Hélas ! Il est très malade… peut-être mourant… peut-être… » Nous étions tous deux consternés. Il m’expliqua que ses journaux ne l’avaient pas suivi. Il comptait avoir bientôt des lettres. Deux jours après, il m’envoyait le Novoë Vremia, qui justifiait notre angoisse en nous apportant la désolation : « Skontchalsia Vladimir Soloviev ! Vladimir Soloviev est mort ! »

Il avait quarante-sept ans et demi.

Le 15-28 juillet, en route pour aller voir sa vieille mère, Soloviev avait manifesté un affaiblissement brusque. Installé chez son ami le prince Serge Troubetzkoï, à Ouskoië (où venait de le conduire M. Davydov), il vit ses forces s’épuiser rapidement malgré les soins les plus empressés. Les poumons, le coeur, le foie étaient- atteints. Bientôt, se rendant compte que nul remède ne serait efficace, il fit appeler le prêtre, se confessa et reçut la communion. Il gardait sa connaissance, calme, recueilli, confiant. On l’entendait prier avec ardeur. Puis, vinrent des accès de délire, pendant lesquels il parlait français, allemand, anglais, hébreu. Ayant repris sa lucidité, il adressa aux personnes qui l’entouraient cette recommandation imprévue : « Empêchez-moi de dormir et faites-moi prier pour le peuple juif. Je dois prier pour lui, beaucoup » ; et il se mit à lire un psaume en hébreu. Le rôle historique, moral et politique des Juifs, ce qu’il appelait « le processus judéo-chrétien », était un des sujets qui avaient souvent inspiré ses travaux et ses méditations. Ainsi s’éteignit cette existence vouée toute entière au bien et consumée dans un labeur ininterrompu.

 

Certaines circonstances qui accompagnèrent les derniers moments, et certaines autres qui s’étaient produites quatre ans plus tôt, ont plusieurs fois provoqué de vives discussions dans les universités, dans les salons et dans les journaux russes.

Soloviev était-il devenu catholique ? On devait croire qu’il l’était, si l’on en jugeait d’après l’enseignement public distribué par lui avec une longue et ferme persévérance. Le grand apôtre de la foi chrétienne ne pouvait manquer d’être un zélé serviteur de l’Église universelle. Connaissant très bien les besoins et les droits de l’Église universelle, il souhaitait ardemment et, de toutes ses forces, il favorisait l’union des différentes Églises chrétiennes. Or, en fait d’union de ce genre, il n’y a de positive, de légitime et de sérieuse que celle qui s’accomplit autour du Pontife romain, c’est-à-dire sous l’autorité du Pape. Cela, aussi, Soloviev l’a reconnu et déclaré maintes fois, non pas seulement dans le livre français intitulé la Russie et l’Église universelle, mais encore dans d’autres ouvrages, et même dans la Justification du Bien, qui est surtout consacré à l’exposé des principes de la morale. Sur le même sujet encore, il eut des polémiques avec de hauts représentants de l’Église russe. En outre, il entretenait des relations avec un certain nombre de catholiques, notamment avec le P. Pierling et le P. Martinov, de la Compagnie de Jésus ; avec le P. Tondini, barnabite ; avec M. Anatole Leroy-Beaulieu. C’est dans l’habitation de campagne de ce dernier, près de Paris, qu’il acheva de rédiger le livre français la Russie et l’Église universelle. Surtout, il était lié avec l’archevêque catholique de Diakovo, l’illustre Strossmayer, dont il fut l’hôte plusieurs fois.

Ici se place, d’une manière assez naturelle, une historiette finement contée an cours d’une étude sur Mgr Strossmayer, étude publiée en 1905 dans le Correspondant, par un écrivain français de beaucoup de talent et de beaucoup d’esprit, M. Charles Loiseau5. L’anecdote est bien caractéristique de l’allure extérieure et de l’allure morale propres à Soloviev :

« Le commerce de ces deux esprits (Strossmayer et Soloviev), qui n’avaient à s’envier ni l’érudition ni la puissance, offrait je ne sais quoi de noble, de fraternel et de touchant, dont l’impression reste ineffaçable chez ses témoins. C’est à Djakovo qu’échut à Soloviev une de ces aventures symboliques dont il assurait d’ailleurs que sa vie était parsemée. Noctambule impénitent, il arpentait une nuit le grand corridor dallé que tous les hôtes de Djakovo connaissent bien et sur lequel donnent une douzaine de chambres. Après avoir convenablement ruminé quelque problème métaphysique, le philosophe s’aperçut que retrouver la sienne était un autre problème. C’était un de ces simples de coeur qui ne se font pas honneur de leur distraction, mais qui en conviennent et prient qu’on la leur pardonne. Avec prudence, il essaya d’ouvrir une porte, puis une seconde. À la troisième qui lui résista, il comprit que sa méthode empirique n’était pas assez discrète. Il prit dès lors le parti de continuer sa promenade. Vers le matin, il s’aperçut qu’une des portes devant lesquelles il avait passé cent fois était entrebâillée ; et de certains signes lui révélèrent qu’il était enfin arrivé chez lui. Au déjeuner, l’aventure défraya la conversation. Et, comme Strossmayer le plaisantait doucement, il lui répondit de sa voix posée et profonde : « Que de fois, à la recherche du vrai, ou dans l’incertitude de la détermination morale à prendre, il nous arrive d’hésiter devant une porte que nous croyons bien close et que nous n’avons qu’à pousser ! »

Incliné vers Rome et ferme à défendre les droits supérieurs de la Papauté, il restait néanmoins, de coeur et d’âme, et aussi pour la pratique des sacrements, attaché à l’Église russe, qui, elle, demeure séparée du Pape. N’était-ce pas une contradiction positive et flagrante ? Aux yeux de Soloviev, non. Il invoquait surtout deux arguments : l° la validité des ordinations sacerdotales conférées par l’Église russe, validité que Rome a toujours reconnue ; 2° l’absence de toute condamnation générale prononcée par Rome contre l’ensemble de l’Église russe. La séparation de ces deux Églises, disait-il, n’existe qu’à l’état de fait ; et ce fait résulte, non pas d’un conflit de doctrines, mais d’un amas de préjugés.

Donc Soloviev, attaché à l’intégralité des doctrines romaines, y compris les décrets du concile du Vatican tenu en 1869-1870 ; y compris, par conséquent, le dogme de l’infaillibilité pontificale, professait la foi catholique doctrinale et conservait ses liens d’origine avec l’Église russe.

Bien singulière en apparence était la situation du grand philosophe. D’autant plus singulière encore que, généralement, des deux côtés on ne se rendait pas compte de la véritable raison pour laquelle il s’y maintenait.

Des catholiques russes s’offraient à solliciter pour lui et à lui faire obtenir la permission de vivre secrètement en catholique. Mais il n’avait nul besoin du secret ; et il n’en voulait pas : le catholicisme, il le professait tout haut, bravant les préjugés de la foule et l’hostilité de l’administration.

Quant à rompre avec son Église russe, il s’y refusait en raison des trois motifs suivants. Il aimait cette Église où il était né. Il ne voulait pas la renier ; il ne voulait pas embrasser le rite latin. – Ensuite, il pensait fermement que, pour agir sur elle, pour la tourner vers Rome, il devait continuer d’appartenir à elle. Séparé du public, des amis et des adversaires auxquels il s’adressait, il prévoyait qu’il perdrait aussitôt son influence. Loin d’eux, disait-il, on ne l’écouterait plus que d’une oreille distraite et avec une défiance qui rendrait inutile son continuel effort. – Enfin, comme je l’ai indiqué et comme lui-même le déclarait dans ses livres et dans ses discours, il affirmait que l’Église romaine et l’Église gréco-russe étaient en communauté de foi et qu’entre ces deux Églises il n’y avait pas eu de rupture complète et véritable.

Son Église ne lui sut point gré d’un tel exemple de fidélité. Depuis l’année 1892, le clergé russe avait reçu l’ordre de refuser la communion à Soloviev.

Isolé au point de vue des sacrements, tel était donc le sort de l’apôtre de l’union. Ce fut ainsi jusqu’en 1896.

Alors, dans une circonstance dont l’essentiel seul est connu, Soloviev réalisa, en ce qui le concernait personnellement, la conclusion de ses efforts. Il y a sur le sol russe une Église non latine qui pratique le rite oriental gréco-slave et qui est unie à Rome. Elle porte le nom significatif d’Église uniate. Le 18 février 1896, Soloviev reçut la communion des mains d’un prêtre appartenant à cette Église gréco-russe, elle-même unie à Rome. Dans le livre dont j’ai parlé, M. l’abbé d’Herbigny a publié les détails qu’il a pu recueillir à cet égard et que je résume6. Il n’y eut point d’abjuration proprement dite. Soloviev lut sa profession de foi, en y ajoutant cette déclaration déjà publiée par lui dans l’ouvrage intitulé la Russie et l’Église universelle : « Comme membre de la vraie et vénérable Église orthodoxe orientale ou gréco-russe, qui ne parle pas par un synode anti-canonique ni par des employés du pouvoir séculier... je reconnais pour juge suprême en matière de religion... l’apôtre Pierre, qui vit dans ses successeurs et qui n’a pas entendu en vain les paroles du Seigneur. » Ainsi était précisée et complétée la réponse que Soloviev avait faite maintes fois à ceux qui l’interrogeaient sur sa confession religieuse : « J’appartiens à la vraie Église orthodoxe, car c’est pour professer, dans son intégrité, l’orthodoxie traditionnelle que, sans être latin, je reconnais Rome pour centre du christianisme universel. » Là-dessus, en Russie, se produisirent beaucoup de discussions ; ailleurs, des commentaires variés ; et aussi la rumeur, d’origine inconnue, d’après laquelle certains amis croyaient pouvoir espérer que Rome le nommerait évêque. Ce qui semble fondé, c’est, en somme, sa participation aux sacrements par le ministère d’un prêtre de l’Église uniate. Quand, à l’improviste, le philosophe chrétien s’éteignit dans la maison de campagne du prince Troubetskoï, le seul prêtre qu’on eut le temps d’appeler fut le curé du village d’Ouskoïe, représentant de l’Église officielle.

 

Pendant les premiers mois qui suivirent la mort de Soloviev, il y eut sur lui, dans les revues et dans les journaux russes, une quantité d’articles de tout genre et qui tous contenaient l’hommage du regret et de l’admiration. Études analytiques sur les ouvrages et sur les tendances du défunt, biographies, anecdotes, la collection de ces documents remplirait plusieurs volumes. Ce devint tout de suite une habitude de citer, à propos des sujets les plus différents, le nom, la pensée, la parole de Soloviev. Dix ans après sa mort, les littérateurs, les philosophes, les étudiants célébraient sa mémoire par une fête solennelle ; et, dans le Novoë Vremia, M. Pertsov pouvait dire avec une entière exactitude : « Il semble qu’il écrivait encore hier. » On le reconnaissait dès lors pour l’écrivain « le plus contemporain ». Et, depuis, son influence n’a pas cessé de gagner en profondeur comme en éclat.

Cette gloire qu’il possède, il ne l’avait point recherchée.

Je puis dire davantage. Il savait qu’il la posséderait... et il la dédaignait d’avance. En 1893, à Paris, un soir, il me communiquait confidentiellement ses impressions au sujet des difficultés qu’il rencontrait pour faire avancer la grande idée à laquelle il s’était consacré. Il me découvrit la cruelle lassitude qui, par instants, menaçait de l’envahir. Je lui rappelai ses succès. J’ajoutai que certainement on continuerait de lire ses livres, et que, dans l’avenir, on les lirait encore plus qu’à l’heure où nous étions. Il demeura une minute silencieux et sombre ; puis, avec un sourire mélancolique et froid, il murmura : « Oui, j’aurai la gloire... » Après un soupir, il changea de conversation. Je le quittai, le laissant se livrer au travail que, selon sa coutume, il allait prolonger pendant la plus grande partie de la nuit.

Si, de temps à autre, il ressentait la lassitude morale, il n’en devenait jamais la victime. La force d’âme reprenait vite le dessus. Maintes fois, j’ai dit que Soloviev était doux et tendre comme une jeune fille, mais courageux et puissant comme un lion. Je suis sûr de n’avoir exagéré en aucune manière. Sous son exquise douceur palpitait une puissance superbe. Sa gloire personnelle, qu’il méprisait, rendra durable et fécond l’effort magnifique déployé par lui pour le triomphe du bien et de la vérité.

 


Eugène TAVERNIER, dans l’introduction des Trois Enretiens,
par Vladimir SOLOVIEV, Plon, 1916.

 Voir l'analyse de l'oeuvre de Soloviev...