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Troisième partie : le bien à travers
l’histoire de l’humanité.
Ch.
1 Personne et société.
Le véritable ordre moral, ou Royaume de Dieu, est
à la fois affaire universelle et affaire personnelle.
Chacun le veut pour soi
; mais nul ne peut logiquement le vouloir pour soi sans le vouloir
aussi pour tous, car il n’existe et ne peut exister que pour
tous. La personne ne peut en effet exister et subsister par
elle-même : elle est le point de rencontre d’une
multitude infinie de relations avec d’autres dont elle vit.
La personne humaine a
la possibilité de connaître la
plénitude d’être dont elle a le
désir.
Sa faculté de
discerner le sens de toute chose par sa raison est en effet sans limite.
Sa faculté de
s’accorder avec ce sens par sa volonté est
également sans limite.
Partant de
là, comprenant mal la chose, l’individualisme
affirme l’indépendance de la
personnalité distincte et regarde les liens sociaux,
l’ordre collectif, comme une limitation extérieure
et comme une restriction arbitraire , dont il convient à
tout prix de s’affranchir.
Le collectivisme,
à l’inverse, voit dans
l’humanité le jeu de masses humaines, et tient
l’individu pour un élément infime et
transitoire de la Société, sans droits propres,
subordonné à un (soi-disant) bien
commun qui est tout.
En fait,
l’état social n’est pas une condition
surajoutée à la vie individuelle qui
l’absorbe, non plus qu’il n’en est une
limitation extérieure qui l’empêche,
mais un milieu d’enracinement, à la fois originel,
nourricier et final. Ainsi la tâche de tous et de chacun
consiste à prendre conscience d’une
solidarité de fait (physique et métaphysique) et
à en faire une solidarité de cœur,
voulue et personnelle (morale physique et morale
métaphysique).
Tout milieu social est
une manifestation objective (ou incarnation) de la moralité,
à un certain degré de développement.
Le sens de l’histoire est dans
l’élévation et
l’élargissement progressif de la conscience morale
de l’humanité, jusqu’à la
plénitude de sa révélation,
à la fois individuelle et sociale.
L’agent social
qu’est la personne, à raison de sa tendance
à la perfection, ne se satisfait pas d’un
degré limité du bien et réagit sur le
milieu, entraînant de quelque manière son
évolution.
Sa libre subordination
à la Société
élève la personne. Ce faisant, sa
liberté dans la subordination renforce l’ordre
social.
L’illustration
de cet état de fait, ou de cette loi, est donnée
au premier degré par la vie sociale du clan, où
l’on trouve l’incarnation de la moralité
dans son ensemble : religieuse, altruiste et ascétique. La
dignité de la personne s’y réalise sous
tous les rapports par la Société et dans la
Société : il n’y a pas conflit entre la
personnalité et le principe collectif, mais relation directe
et positive.
Le contenu moral de la
vie sociale déterminé par le clan est permanent.
Sa forme en revanche ne
l’est pas, parce qu’inévitablement mise
en question par le développement historique –
l’accroissement naturel de la population, la
dissémination de celle-ci à la surface de la
terre, la nature des hommes, le temps, la variété
des expériences … Ainsi, de
manière naturelle, le clan a-t-il donné
progressivement naissance à la
‘fratrie’, puis à la
‘tribu’, qui est un ensemble de clans, puis encore
à une alliance de tribus, soit un embryon de nation,
étape transitoire avant l’Etat.
Le lien interne
essentiel entre la cellule sociale originelle – le groupement
par la parenté – et l’organisation
politique élargie, est exprimé par le mot
‘patrie’ : le principe moral de cette union
élargie est le même que celui de l’union
basé sur la parenté.
Ainsi semble
naître un ordre nouveau, dans lequel, les liens de
parenté véritable ayant disparu,
jusqu’à leur mémoire même, un
conflit de principe peut se manifester entre les forces constitutives
de la Société.
En fait, ni la tribu,
ni l’union de tribus, ni l’état national
(la patrie) ne détruisent la cellule sociale originelle. Ils
lui donnent seulement un autre sens, une autre portée.
La période du
passage à une conscience sociale élargie pose
à chacun la question de son adhésion à
ce qui prend forme nouvelle. A cet égard,
l’expérience historique montre que le
développement et le perfectionnement de la personne exigent
des conditions de vie sans cesse plus larges, qui sont celles des
états civilisés .
Or ce progrès
est toujours le fruit d’initiatives personnelles, celles
d’individus se trouvant à
l’étroit dans une forme
déterminée de vie commune et entrant
d’une certaine manière en conflit avec
l’organisation en place, qu’ils tendent
à faire évoluer.
C’est
seulement dans une communauté que
l’achèvement de la personne est possible et
s’opère avec fruit. Mais dans une
communauté qui se développe elle-même
et qui sert un ordre juste : la soumission à une forme
limitée immuable ou injuste de la vie sociale est une faute
claire, car elle s’exerce en fait au détriment de
la personne - les droits de l’Etat ne sont pas absolus, sa
loi ne peut être au dessus de la loi naturelle.
L’élément
moral fondamental du clan garde toute sa valeur dans la conception
élargie de la vie commune que représente
l’Etat, car ce qui est absolu dans un ordre social quelconque
doit le demeurer dans un ordre ultérieur.
Ce n’est donc
pas en soi l’organisation que représente
l’Etat qui, du fait de son élargissement, peut
engendrer le conflit avec la personne, mais le comportement de
celle-ci, c’est à dire l’affrontement en
son sein entre le bien et le mal.
Ch.
2 Les époques principales du développement de la
conscience, individuelle et sociale.
Avec
l’origine sociale de l’Etat, l’horizon
moral de la personne est considérablement élargi.
Sa conception de la Divinité
s’élève et se
généralise . Le sens de la solidarité
s’approfondit, perdant son caractère
prépondérant d’instinct naturel : les
vertus civiques ou le patriotisme exigent un degré de
moralité plus élevé que le sentiment
de parenté ou les liens du sang.
Il est vrai que cet
élargissement tend à faire perdre de sa force au
fondement intime et personnel de la moralité, au fur et
à mesure qu’on s’éloigne du
sentiment affectif . Mais trois réserves doivent
être faites quant à la portée de cette
observation :
1) La
première est qu’il existe une morale collective
qui affecte les personnes dans leur ensemble : l’Etat exerce
une influence positive sur tous.
2)
L’organisation de l’Etat suscite des hommes
qualitativement exceptionnels, qui ne surgiraient pas dans des
conditions de vie primitive.
3) Le bien contenu dans
la moralité du clan n’est pas supprimé,
mais modifié et purifié : un amour
élargi ne supprime pas l’autre, plus intense.
Dans les
débuts de la vie sociale, à
l’étape du clan, la morale aurait eu, selon
Soloviev, une forme ascétique, collective et
(plutôt) négative : réglementation de
la vie sexuelle, prohibition de certains aliments … le
représentant type de la moralité de clan, pour
Soloviev, est Jacob .
Plus tard, quand il
apparaît, l’Etat apporte le contexte
nécessaire au développement spirituel de
l’individu et accomplit une tâche de formation
morale indispensable de toute la société : pour
s’élever au dessus de la forme obligatoire et
limitée de la vie de clan, l’humanité
devait passer par la forme militaire et/ou théocratique des
premières civilisations .
Le bouddhisme a
été, toujours selon Soloviev, la
première religion à élever la
conscience humaine au niveau des idées universelles, ce qui
en a permis l’implantation chez des peuples de race et
d’histoires diverses.
Pour le bouddhisme en
effet, la dignité de la personne et son rapport à
la Société ne se déterminent pas par
le fait d’une quelconque appartenance (famille, clan
…), mais par le choix d’un certain
idéal spirituel.
Pour le bouddhisme
toujours, tout est illusion, sauf 3 choses :
- l’homme
spirituellement éveillé, c. à d. celui
qui a conscience de la véritable
réalité,
- la parole du
réveil, qui est un enseignement des voies d’une
sainteté aboutissant à une parfaite absence de
volonté,
- la
fraternité des réveillés, qui est un
commandement de bienveillance universelle et de compassion aimable
envers tous les êtres sans distinction.
L’insuffisance du bouddhisme tient en ceci notamment que la
compassion, qui fait désirer pour tous
l’affranchissement complet des tourments d’une
existence limitée et de la nécessité
de renaître, est sans effet satisfaisant dans ce sens : nous
sommes incapables d’apporter le salut aux
créatures inférieurs
(considérées comme des réincarnations)
et d’influencer sensiblement les créatures
raisonnables .
Avec le bouddhisme
apparaît donc un point de vue universel sur l’homme
et sa destinée, et une voie d’affranchissement des
chaînes de la causalité.
Mais, ayant permis
à l’humanité de
s’élever à un nouveau degré
de conscience, le bouddhisme laisse tout comme auparavant :
- Bouddha
était un homme qui, par son propre pouvoir, devint dieu et
atteignit l’état d’absolu qui est le but
suprême de tout être humain. Le disciple parfait,
parvenu au même but, ne se distingue pas du Bouddha.
L’idéal bouddhiste par conséquent
n’établit pas une relation religieuse.
C’est une voie de libération. Point. Soloviev en
dit que c’est en somme une religion qui se nie
elle-même : le sentiment religieux n’a pas
d’objet.
- Si l’homme
est en puissance un auto-dieu, toute la création est un
matériau à disposition pour l’exercice
de la volonté et de la connaissance, par lequel la personne
arrive à sa propre divinisation. Il s’ensuit que
la moralité et la vie sociale sont pour le bouddhisme choses
d’importance secondaire, purement transitoires et
conditionnelles.
- Le bouddhisme demeure
étranger à la tâche
d’unification effective de tous les êtres vivants
en un royaume universel : il montre ainsi qu’il
n’est qu’une première étape,
rudimentaire, vers une compréhension parfaite de la vie
humaine.
C’est avec
les grecs que l’on passe de la conscience du
côté illusoire de l’existence en son
aspect formel à la reconnaissance d’un monde supra
sensuel, celui des Idées, conçu comme une
réalité éternelle, digne de
l’existence, et ouvrant sur des relations idéales.
Avec les grecs on passe
donc logiquement de l’ermite ou du moine pèlerin
en quête de sagesse personnelle au philosophe
engagé qui dénonce
l’iniquité et l’irrationalité
de la vie, et ce faisant se suscite une opposition ou des ennemis.
Cependant
l’opposition entre le normal et l’anormal, entre le
droit et le déviant, demeure essentiellement intellectuelle
et théorique. La conviction prévaut que
l’Idée est d’un autre ordre que celui du
milieu social et ne peut s’y incarner ; elle est aussi que
l’esprit n’a avec ce milieu qu’une
relation transitoire et extérieure, qu’il
n’y a par conséquent aucune tâche
à accomplir.
Ainsi, à ce
stade, la vie sur terre n’a pas vraiment de sens.
Le
représentant du « principe idéal
» est le philosophe, qui, conscient du
côté illusoire des choses, contemple normalement
ce qui existe vraiment, c'est-à-dire ce que ces choses
signifient ou manifestent. Sa raison n’est pas autre chose
qu’une expression de la raison universelle.
Mais la raison
n’est pas caractéristique du seul monde humain :
elle est présente partout dans la Création et
fait la liaison de toutes choses entre elles, en des degrés
de rationalité qui vont du plus simple (le
minéral) eu plus complexe (l’homme). Notre
réalité, en laquelle d’innombrables
choses et phénomènes sont combinés et
coexistent dans un seul ordre universel, doit être reconnue
comme essentiellement rationnelle et conforme à
l’Idée, qui est le principe de l’union
de beaucoup en un. En affirmant le côté illusoire
du monde ou en condamnant la réalité, le
philosophe ne peut mettre en cause la nature
générale du monde mais seulement ce qui ne
s’y trouve pas à sa place.
Les choses ne sont pas
à leur place quand l’inférieur prend le
pas sur le supérieur.
Ainsi en est-il par
exemple des tendances de la chair quand elles ne sont pas soumises
à l’esprit. Ou lorsque dans une
Société, la partie instruite,
réfléchie et éclairée est
au pouvoir de la tyrannie d’hommes incapables, indignes ou
mauvais.
Fondamentalement, le
désordre c’est la Mal.
Mal moral, mal
politique, mal physique de la mort.
La mort est aussi
absurde que la domination des passions dans l’âme
humaine, ou de la masse dans la société humaine.
Elle est l’essence même du désordre et
le manifeste à l’évidence lorsque
parvenant à sa victoire finale elle exclut la vie. Elle est
par principe incompatible avec la vie. Elle est la négation
de l’Idée, la dissolution du tout, la
rébellion de la force aveugle contre la raison.
Il apparaît
donc évident que tout le monde – non seulement le
spirituel et le politique, mais aussi le physique -, souffre
de la norme violée et a besoin d’un secours, qui
ne peut lui venir que de l’extérieur.
Le Christianisme
montre à l’Humanité le pas
décisif qu’elle a à faire et lui en
donne le moyen : il embrasse toutes choses et propose un universalisme
positif, complet, parfait, qui, accessible à tous et
embrassant toute chose, est la clef de la victoire sur la mort.
Le Christianisme tient
en trois points, qui sont son fondement :
- Un
événement radical : la
révélation en Jésus à la
fois de Dieu et de l’Homme véritable,
- Une promesse formelle
: l’avènement d’une
société parfaite, au sein de laquelle tous seront
parfaits,
- Une tâche
universelle : celle, incombant aux vivants et raison
d’être de la morale, d’œuvrer
pour la réalisation effective de cette
société, par conséquent à
la régénération de leur milieu
personnel et social.
L’oubli de
l’un de ces points compromet inévitablement
l’œuvre et en retarde l’accomplissement.
Ch.
3 Subjectivisme abstrait en
moralité.
Le christianisme
appelle à un idéal de vie parfait.
La question se pose
alors de savoir si la moralité absolue qu’il
implique peut n’être que subjective,
c'est-à-dire se limiter à la vie
intérieure ou aux actions de la personne, ou si elle a
besoin d’une incarnation collective. En d’autres
termes, si la personne peut atteindre seule la perfection morale ? Et
alors si l’effort qu’elle fait une fois
persuadée est capable d’entraîner
d’autres dans la même voie ?
La marche de
l’histoire humaine montre en réponse
qu’il y a nécessité d’une
incarnation collective de la moralité.
L’idée du bon en tant qu’obligation
morale et du mal en tant que comportement absolument illicite existait
en effet chez les anciens comme chez nous. La différence
qu’il y a entre eux et nous sur la qualification des actes
posés ne provient pas du contenu même de
l’idéal moral, quoique l’Evangile
l’ait bien élevé en le
révélant dans sa splendeur, mais de son
incarnation objective dans la vie sociale. L’esclavage par
exemple a perduré pendant des siècles de
chrétienté sans troubler la conscience du grand
nombre, jusqu’à ce que la force sociale
organisée, s’inspirant des exigences morales et
les transformant en loi objective de vie, les fasse
disparaître et ce faisant élève la
conscience morale collective : ce progrès ne saurait
être attribué à celui de la
moralité personnelle.
Le principe du bien
parfait conduit à exiger de la société
humaine qu’elle devienne un milieu de moralité
parfaite, un ordre social parfait, en sorte que toute étape
dans le progrès de la conscience morale se traduise
à la fois personnellement et socialement.
L’expérience
montre du reste que lorsque le milieu social ne va pas dans le sens du
bien, les exigences subjectives de celui-ci déclinent, chez
soi et chez les autres.
Certes, la
volonté morale ne peut être
légitimement déterminée à
l’action que par elle-même. Mais
l’organisation du milieu social selon le principe du bien
absolu est pas pour elle un accomplissement : la volonté
morale authentique tend à ce que la vie personnelle et le
milieu social deviennent inséparablement le bien
organisé.
Le bien en
lui-même n’étant que bien, le
degré dans lequel la personne doit se soumettre à
la Société doit correspondre au degré
de subordination de la Société
elle-même au bien moral.
Ch.
4 La norme morale de la vie sociale.
La
définition de la Société comme une
morale organisée élimine deux fausses
théories, celle du subjectivisme moral , qui nie la
nécessité pour la volonté
morale de se réaliser concrètement dans la vie
sociale, et celle du réalisme social,
d’après lequel les institutions et
intérêts sociaux ont en eux-mêmes et par
eux-mêmes une importance suprême.
(Dans ce dernier point
de vue, la vision de l’homme est extrêmement
réduite : c’est un être social, rien de
plus. En ce sens, il faudrait comprendre certains animaux dans
l’humanité, telles les fourmis par exemple, dont
la vie commune est un exemple parfait de société
organisée, dans laquelle l’individu
n’est rien en lui-même et n’existe,
à sa place, que pour la collectivité.)
Ce qui fait le trait
distinctif d’une société humaine,
c’est que chaque homme, comme tel, est un être
moral, c’est à dire une personnalité
naturellement libre de déterminer sa conduite, par
conséquent ayant valeur absolue.
Il s’ensuit
qu’aucun homme ne doit jamais être
considéré comme un moyen en vue d’une
fin quelconque, fût-ce le bien d’une autre personne
ou celui d’une classe. Le droit de la personne,
basé sur sa dignité, laquelle lui est
inhérente et se trouve par conséquent
inaliénable, basé également sur
l’infinité formelle de sa raison, et encore sur
son unicité, est par essence absolu et inconditionnel. Il
s’ensuit que les droits de la Société
sur la personne sont conditionnés par la reconnaissance de
ses droits individuels.
Insistons : la
dignité de chaque personne ou sa nature
d’être moral ne dépend aucunement, ni de
ses qualités naturelles, ni de son utilité
sociale. La personne est sacrée.
Le bien commun ne peut
être considéré comme tel que
s’il est véritablement commun,
c'est-à-dire bon pour tous sans exception. La
véritable Société, qui
reconnaît et respecte le droit absolu de chaque personne,
sert celle-ci en lui permettant de réaliser ce
qu’elle est. La personne de son côté, en
servant la Société, ne se limite pas mais
réalise sa dignité et prend sa signification
– prise à part elle ne possède que
potentiellement son caractère absolu et infini, lequel ne se
concrétise que par l’union intime de chacun avec
tous.
La seule et unique norme
morale , c’est le principe de la dignité humaine
ou de la valeur absolue de chaque personne, en vertu de laquelle la
Société se définit comme une harmonie
interne et libre de tous.
Toute forme de
moralité tire de là sa justification, y compris
en matière de religion, de famille, de
propriété etc. Le principe de la
dignité absolue de la personne humaine ne dépend
de personne, ni de rien ; mais c’est de lui que
dépend entièrement, à
l’inverse, le caractère moral des
sociétés et des institutions.
Le principe moral
exige de l’individu qu’il respecte la
dignité humaine comme telle, chez les autres comme en
lui-même : le principe moral est universel par essence. Cela
va infiniment plus loin que la simple égalité,
qui est une abstraction et, mathématique, n’a
aucun sens éthique.
Avec
l’avènement du christianisme, on aurait pu
s’attendre à l’établissement
d’un ordre des choses entièrement nouveau. Or en
fait il n’en est rien, le monde social et moral du paganisme
demeure, sans changements essentiels. Les guerres subsistent plus que
jamais, l’individualisme conduit au mépris de fait
d’autrui et au plus complet relativisme moral,
l’esclavage a changé de forme –
c’est maintenant l’exploitation du travail ou de la
misère -, le nombre des voleurs et des criminels va
croissant, les valeurs traditionnelles sont battues en
brèche etc.
Cependant, depuis la
mort et la résurrection de Jésus, une action
sourde s’exerce mystérieusement contre les
guerres, les injustices et les mauvais traitements et, quoique les
choses prennent du temps, l’attitude de l’homme
à l’égard des vieux fondements
païens de la Société change et se
manifeste dans sa vie. La mondialisation, de son
côté, contribue à abolir les
barrières et à atténuer d’un
pays à l’autre le caractère
d’étranger.
De fait, la peur de la
guerre est devenue le motif prédominant de la politique
internationale, l’esclavage classique a disparu à
jamais, les criminels ne sont plus généralement
traités avec la barbarie des temps anciens ...
C’est dans
l’incarnation en Jésus de
l’idéal moral absolu qu’il faut chercher
et reconnaître le fondement moral de la vie personnelle et de
la vie commune. Le christianisme a donné comme
tâche pratique à tous les hommes de
réaliser entre eux une libre union dans le Bien parfait. Il
garantit la possibilité de sa réalisation, et il
a promis pour celle-ci une aide venant d’En-Haut, dont
témoignent à suffisance d’innombrables
expériences personnelles et historiques.
Vues sous cet angle, la
religion, la famille et la propriété ne sont pas
par elles-mêmes des normes ou fondements moraux de la
Société. C’est leur
conformité à la norme morale universelle,
considérée comme absolue, qui au contraire les
justifie.
Pour être
universelle, la religion en effet ne doit pas être
confessionnelle. Elle ne doit pas non plus se séparer de
l’approfondissement de la science, ni du progrès
social et politique.
La famille de son
côté constitue un milieu restreint où
s’expérimente une vie sociale authentique, dans
laquelle chacun est perçu comme un être
d’une absolue respectabilité, tenant une place
unique et essentielle : elle doit être le lieu où
commence l’union universelle.
La
propriété enfin, n’est
justifiée que par le service auquel elle est
ordonnée du bien commun, donc du bien de tous.
Ch. 5 La question nationale du
point de vue moral.
L’incarnation du bien dans l’humanité
trouve obstacle dans les passions et les vices individuels, mais aussi
dans les formes invétérées du mal
collectif que constituent certains points de vue, comme la
question nationale, la question pénale et la question
économique.
Pour ce qui est de la
question nationale ...
La tentation est de la
prendre suivant deux points de vue opposés
également faux, qui sont pour l’un de
considérer la nation comme un absolu (point de vue
‘nationalistique’) et pour l’autre de ne
lui trouver aucune signification ni justification (point de vue
‘cosmopolite’). Il est clair en effet de ce dernier
point de vue que le patriotisme peut être
déraisonnable, s’avérer vain en
exprimant des prétentions non fondées, faux en
servant des intérêts collectifs particuliers et un
jour ou l’autre mener à la ruine.
La division de
l’humanité en groupes définis et
stable, appelés ‘nations’, est un fait
qui n’est ni universel ni primitif. Dans les temps anciens,
la nation n’existait souvent pas, alors que l’on
parlait même langue et partageait même culture et
mêmes croyances. Quand la nation existait, elle se
définissait essentiellement par ses liens
matériels. Les grecs et les romains, par exemple, ont
été porteurs en leur temps d’une
culture universelle qui les a fait passer du stade de la
Cité à celui de l’empire mondial, sans
passer par une étape nationale (‘ab urbe ad
orbem’). Le principe unificateur dont ils étaient
porteurs était d’ordre philosophique :
suprématie de la nature et de la raison, unité
essentielle de tout ce qui existe, vanité des limitations et
des divisions, même vertu pour tous et même droit.
Au début de
l’ère chrétienne, le peuple juif
était le seul peuple de l’antiquité
à avoir une forte conscience nationale, inspirée
par sa religion, le sentiment de la supériorité
de celle-ci et l’intuition de son universalité,
c’est à dire de son rôle historique. La
confusion qu’il a faite entre une ouverture universelle et
une fermeture nationale a entraîné, pour Soloviev,
le rejet du Messie. Le Christ en apparaissant ne s’est pas
opposé au nationalisme, auquel la paix romaine avait
assuré à sa façon un certain
bien-fondé, mais aux divisions qui perduraient
malgré prophètes, philosophes et juristes : du
point de vue chrétien en effet, judaïsme ou
paganisme, hellénisme ou barbarisme, hommes libres ou
esclaves, hommes ou femmes, rien de tout cela n’est une
limite, au contraire, tout cela est à la base
d’une union de toute l’humanité (suivant
l’image des membres et du corps). La vision
chrétienne inclut les particularités nationales
autant que personnelles - il n’y pas plus pour elle
d’absence de nationalité qu’il
n’y a d’absence de personnalité :
régénérescence spirituelle ne signifie
pas disparition mais renouvellement.
Selon Soloviev, avant
d’incarner l’idéal universel de
l’humanité, les nations doivent d’abord
former un corps distinct et indépendant. Examinant ainsi les
nations existantes d’Europe, constituées peu
à peu sous l’influence et par la tutelle de
l’Eglise, il voit
- dans
l’Italie la première des nations
européennes à prendre conscience
d’elle-même (cf. Ligue lombarde). Son
génie religieux et culturel s’est
imposé universellement, avec ses particularités
propres, non parce que l’Italie se glorifiait en lui, mais
parce que, force créatrice, il était bon en
lui-même. Les artistes, les philosophes avaient souci des
idées objectives de beauté et de
vérité auxquelles, en tant qu’italiens,
ils donnaient une forme particulière, forme
spéciale d’un contenu universel.
- le tour de plus en
plus rapide après l’Italie fait par Soloviev des
nations d’Europe aboutit à démontrer
que ce qui fait la grandeur, le rayonnement d’une nation est
ce qu’il y a en elle d’universel dans la
pensée ou la sensibilité .
Dans la vision de
Soloviev, la grandeur et la valeur des nations européennes
résidaient en quelque chose d’universel, de supra
national, en quoi elles avaient foi, qu’elles servaient et
réalisaient dans leur œuvre créatrice
– œuvre nationale par sa source et ses moyens
d’expression, mais tout à fait universelle par son
contenu et ses résultats objectifs. Elles ne vivaient pas
que pour elles-mêmes mais pour tous.
L’œuvre créatrice véritable
d’une nation est universelle.
Il s’ensuit
que dans l’amour que nous avons de notre pays, nous ne
pouvons faire abstraction de la qualité des buts servis par
celui-ci, car le sens et l’inspiration du particulier
n’existe réellement qu’en liaison et en
harmonie avec ce qui est universel. Allant plus loin, appliquant le
principe moral consistant à aimer son prochain comme
soi-même au concept national, Soloviev professe
qu’il faut aimer toutes les nations comme la sienne propre.
Ce commandement confirme le patriotisme, mais l’affranchit de
tout particularisme égoïste. Bien
considérées, les différences
nationales sont ainsi préservées et
intensifiées, tandis que les divisions tendent à
disparaître : il n’y a pas identité
formelle mais identité éthique.
décembre 2007
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