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Troisième partie : le bien à travers
l’histoire de l’humanité.
Ch.
6 La question
pénale du point de vue moral.
Quel comportement avoir vis-à-vis du malfaiteur, dans le
souci légitime que l’on doit avoir de sa victime
et du corps social, mais aussi, d’un autre
côté, de son bien propre ?
En la matière, la base morale du double rapport de la
sanction d’un délit à la victime
d’une part, et à l’offenseur
d’autre part, est la même : c’est la
valeur absolue (ou dignité) de la personne humaine.
Tous deux ont besoin d’être aidés pour
rétablir la justice, qui a été
violée chez l’un et chez l’autre.
A ce titre, le principe de la vengeance, qui revient à
rendre le mal pour le mal, la souffrance pour la souffrance,
n’a aucune signification : il ne remédie pas au
préjudice subit par la victime, et il ne ramène
pas l’offenseur à la raison. A ce titre toujours,
le principe d’exemplarité de la peine,
envisageable dans un souci de dissuasion, n’est pas
satisfaisant, car il revient à faire du condamné
un moyen ou un instrument au profit des autres 1 . Et
à ce
titre encore, il est des sanctions, comme la peine de mort, ou la
détention à perpétuité, qui
ne sont pas moralement justifiables, car elles privent le criminel de
ses droits fondamentaux en tant qu’être humain
– la vie, la liberté.
On ne peut naturellement agir envers le criminel en lui prodiguant
simplement des paroles tendant à son amendement. En
général le criminel n’est pas
accessible à de telles paroles : leur attribuer un effet
décisif est naïf ou présomptueux. On ne
saurait s’y fier ou s’en contenter,
spécialement lorsque la vie d’autrui est en jeu :
la victime a droit à un secours véritable, pas
seulement à une intercession verbale. Et de même
l’agresseur a droit à autre chose
qu’à des paroles pour être
détourné de sa conduite – en le
retenant de commettre le mal par un moyen ou par un autre, on respecte
activement et soutient en lui sa dignité humaine, gravement
menacée. La contrainte de la peine est une simple et
inévitable condition de l’aide qui lui est due.
Ayant donc en vue le bien de la victime et celui de son agresseur, il
doit être fait appel à la conscience et
à la raison pour déterminer la forme et la mesure
de la contrainte physique à appliquer.
La résistance au crime n’est pas facultative.
Compte tenu de ce qui vient d’être dit, elle
implique le châtiment (distinct de la vengeance), celui-ci
étant à voir comme un moyen légitime
de pitié active, limitant légalement et par
contrainte les manifestations extérieures de toute
volonté mauvaise, non seulement en vue de la
sécurité de la société et
de ses membres, mais aussi dans
l’intérêt du criminel lui-même
: la victime a droit à protection et réparation 2 ,
la société a droit à la
sécurité, le criminel a droit à une
possibilité d’amendement, souhaitable par et pour
tout le monde.
En application, la détention de
l’inculpé, pour des fautes naturellement
suffisamment conséquentes, est a priori
nécessaire pour commencer. Le temps en effet de juger de son
affaire sereinement, et pour lui-même à la fois de
marquer une pause dans ses éventuels méfaits et
de bénéficier d’une
opportunité de revenir sur lui-même.
Mais pour la suite il est nécessaire aussi que la peine
infligée soit en rapport avec sa situation, et pas seulement
avec l’acte commis : le tribunal a un diagnostic et un
pronostic à faire de sa ‘maladie’
morale. Il est sûr que certains criminels sont incorrigibles.
Mais, comme nul ne peut jamais dire par avance lesquels, tous doivent
être placés dans les conditions les plus
favorables à un amendement possible
_________________________
1.
Ce ne
veut pas dire que la justice rendue ne doit pas être
exemplaire,
c'est à dire éducative et dissuasive, par la
promptitude
de son rendu, la nature de la peine infligée et
l’officialisation de son exécution.
2.
Le mal
commis peut en fait n'être pas réparable. C'est le
cas du
crime par exemple, ou du viol. En la matière trois autres
notions sont à considérer, qui sont le repentir,
le
pardon et le salut. Mais ceci est hors sujet, s'agissant ici de la
question pénale. Ceci étant, la question se pose
de
savoir qui va réparer ce qui est réparable : la
famille,
les voisins ? la Société ? Le criminel ? ... la
victime
elle-même ?
Ce qui
justifie le
châtiment est, me semble-t-il, la protection de la
communauté (à quoi on peut rattacher la valeur
d'exemple
de la sanction), la réparation du mal commis, qui est une
dette
de l'agresseur envers la victime ou la communauté, et
l'amendement du premier. C'est dans cette perspective que la peine
devrait être choisie (donc imaginée et mise en
oeuvre) et
mesurée. Il est clair que les peines de prison auxquelles on
a
aujourd'hui essentiellement recours sont sans rapport avec une
quelconque réparation, ne vont dans le sens d'aucun
amendement
du malfaiteur, au contraire, et ne protègent la
Société que pendant le temps où il est
hors
d'état de nuire - elle ne perd rien pour attendre ...
Ch.
7 La question économique du point de vue moral.
Nul ne peut nier que la question économique est une pierre
d’achoppement pour les individus, les classes sociales et les
nations, d’où proviennent largement la
criminalité, une multitude de conflits et la plupart des
guerres. Ceci est évidemment dû au fait que les
conditions dans lesquelles s’exerce la vie
économique sont, pour une large part, socialement mauvaises.
En la matière, libéralisme et socialisme, qui
sont les deux faces d’un même
matérialisme athée, ne répondent pas
plus l’un que l’autre au problème
posé, le défaut capital du premier, à
la vérité anarchique, étant de
séparer le domaine économique du domaine moral,
celui du second étant plutôt,
à l’inverse, de confondre les deux, alors que,
quoique inséparables en effet, les deux domaines soient par
nature bien distincts.
D’une manière générale,
l’affirmation d’une chose indépendamment
de l’ensemble dont elle fait partie, constitue une erreur
théorique fondamentale, dont la mise en pratique
s’avère avec le temps invariablement
néfaste.
Considérer l’homme, par exemple, uniquement comme
un agent économique – producteur,
propriétaire, consommateur – est un point de vue
réducteur, faux par conséquent, dont les
conséquences sociales sont à la fois
catastrophiques et immorales.
Tout comme le jeu libre des réactions chimiques ne peut se
produire que dans un cadavre, alors que dans un corps vivant elles sont
liées et déterminées par des buts
organiques, de même, le jeu libre des facteurs et des lois
économiques n’est possible que dans une
société morte et en décomposition,
tandis que dans une société vivante et qui a
un avenir, les éléments
économiques sont liés à des buts
moraux, et déterminés par eux. Proclamer :
‘Laissez faire le marché’,
c’est dire à la société :
‘Meurs et décompose-toi’.
Si la nécessité du travail s’impose
fatalement à tous, son mode d’accomplissement et
le partage de son fruit relèvent à
l’évidence du libre exercice de la
volonté, par conséquent de motivations
d’ordres psychologique et éthique : le fait que
l’offre et la demande fassent la loi ne prouve pas du tout la
force du facteur économiques, mais seulement la faiblesse de
la vertu chez les individus. Aucune nécessité
économique ne peut empêcher quiconque, en sa
qualité de producteur, de propriétaire ou de
consommateur, de subordonner les considérations
matérielles aux considérations morales -
d’où il résulte qu’il
n’existe dans le domaine économique aucune loi
naturelle agissant indépendamment de la volonté
individuelle.
Dire cela n’est pas nier que les actes humains soient ou
puissent être régis par des lois.
C’est seulement s’élever contre une
prétendue loi économico-matérielle,
à effet asservissant, qui s’imposerait en dehors
de toute considération d’ordre psychologique ou
moral.
Ainsi n’est-il aucune loi économique qui agisse
pour son propre compte, indépendamment des exigences de la
raison et de la conscience. Il n’est qu’une loi
absolue, la loi morale, qui s’applique dans le champ
particulier de la vie économique comme partout ailleurs.
La dérive, tant socialiste que libérale, vient de
ce que l’on tient l’activité
économique, c'est-à-dire la
matérialité des choses, comme un domaine
à part, ayant ses lois propres, régi par la
nature, l’instinct ou la passion des hommes,
d’où l’on exclut comme
étrangers, ‘idéalistes’
dit-on, les principes d’ordre moral ou spirituel : la
principe matériel est tout.
A partir de là, la richesse matérielle
devient-elle toujours davantage l’affaire principale et
l’organisation sociale
dégénère-t-elle en ploutocratie. La
ploutocratie fausse l’ordre social, en mettant en situation
supérieure et déterminante un facteur qui
n’est que subalterne – le matériel. Sur
ce point, libéralisme et socialisme se rejoignent. Pour le
ploutocrate, l’homme normal est un agent
économique, et, par accident, un citoyen, un père
de famille etc. Le socialiste se défend
d’être un ploutocrate. Toutefois sa
démarche est la même : la perfection morale du
citoyen est assurée pour lui, ipso facto, par
l’avènement d’une
société économiquement
idéalement organisée. Pour lui comme pour le
‘bourgeois’, ‘l’homme ne vit
que de pain 1’.
La prospérité
économique est le but et le bien suprême. Le
ploutocrate enfante le socialiste. Le matérialisme pratique
des classes dirigeantes en effet, provoque et justifie la tendance
socialiste des classes populaires qui leur sont subordonnées
– car comment ces dernières,
considérant leur comportement, pourraient-elles leur faire
confiance ? Et pourquoi ne devraient-elles pas avoir part à
leur bien-être ?
Le principe moral, qui détermine
l’ordre juste
des relations avec le Créateur, les hommes et la nature, est
entièrement applicable en matière de production,
de distribution et d’échange des valeurs.
_________________
1.
… et de jeux peut-on spécialement dire
aujourd’hui (football, rugby …),
comme au temps des romains de la décadence : on est dans
l’horizontal
pur.
Le travail est une nécessité
matérielle.
Comme toute nécessité, il est par là
une expression de la volonté de Dieu.
De ce point de vue, il est un commandement divin, à
effectuer au bénéfice de chacun et de
tous 1
: les relations économiques doivent
être consciemment dirigées dans le sens du bien
commun. Comprendre l’intérêt personnel
ou la cupidité comme motif premier du travail prive celui-ci
de sa signification, qui est le parfait accomplissement d’un
commandement divin, et conduit à une dérive
générale dont on ne sait plus combattre
à terme les effets pernicieux autrement que par la
contrainte, avant qu’elle ne finisse par susciter
l’anarchisme : le souci de la justice sociale n’est
pas une préoccupation que l’on peut avoir en fin
de parcours d’une activité économique
quelconque mais que l’on doit avoir dès son
commencement.
On doit donc retenir ceci :
- qu’en prenant comme point de départ
l’intérêt personnel comme but dans le
travail, on aboutit à la discorde et au désordre,
au contraire du bien général,
- qu’en prenant, à l’inverse, le bien
commun comme préoccupation fondamentale dans le travail, on
va vers une harmonie générale
d’où découle naturellement la
satisfaction du besoin de chacun,
- par conséquent, que tout homme doit faire en sorte que son
travail soit utile à tous, considérant
là son devoir, le service du bien universel et
l’accomplissement de la volonté de Dieu,
- et que la Société, quant à elle, se
doit de reconnaître et garantir à chacun de ses
membres le droit de mener une existence personnelle digne.
Le travail n’est pas digne lorsqu’il est
exclusivement et grossièrement mécanique ou
répétitif.
Il ne l’est pas non plus lorsqu’il absorbe tout le
temps et toutes les forces du travailleur.
Il ne l’est encore pas s’il n’est pas
rémunéré suffisamment pour que
l’intéressé et les siens puissent vivre
et travailler à leur progrès moral, mental et
spirituel 2
.
En matière économique, la philosophie morale
n’a pas pour vocation de traiter des formes
concrètes de l’organisation sociale, ces formes
relevant des hommes de l’art, mais de ce qui doit en inspirer
toujours la conception, afin de pouvoir en attendre un fruit
universellement bon.
- La première condition à remplir, qui a un
caractère religieux – na pas placer
Mammon à la place de Dieu -, est donc que
l’on ne fasse pas de l’économique un
domaine indépendant, se suffisant à
lui-même,
- La seconde, qui a un caractère humain, est que la vie
économique s’exerce pour le bien de ceux qui
l’exercent ou en dépendent, et non à
leurs dépens,
- Et il y en a une troisième, c’est que la vie
économique ne s’exerce pas non plus aux
dépens de la nature, plus généralement
de la Création, qui, bien que subordonnée
à la Divinité et à
l’Humanité, n’en est pas pour autant
dépourvue de droits : le but du travail n’est pas,
ou pas seulement, de se procurer des biens ou de faire de
l’argent, mais d’animer ce qui est sans vie et de
spiritualiser ce qui est matériel. La clé ici
encore, est d’aimer la nature en elle-même, en foi
de quoi on en prend soin et on la sert 3 .
Quoique la notion de propriété
relève plutôt du droit, de la morale ou de la
psychologie, elle est étroitement liée
à la vie économique (ce qui montre en passant que
celle-ci n’est pas un monde à part,
fermé sur lui-même). Elle nécessite
donc d’être ici approfondie.
Au fond des choses, la propriété
découle de la nature humaine : il y a nous, et il y a ce qui
est nôtre.
- Ce qui est nôtre en interne d’abord : nos
idées, nos sentiments, nos désirs. A ce propos,
nous observons que la personne et ses idées, ses sentiments,
ses désirs, qui ne sont pas ‘elle’ mais
qui lui sont propres, ne sont pas séparables. Mais nous
observons aussi que cette propriété naturelle est
relative, dans la mesure où une partie des états
psychologiques qui la constituent est dépendante de
l’extérieur ou induite par lui.
- Ce qui est nôtre en externe ensuite.
En commençant par notre corps, sa
propriété est incontestable, mais on y observe
une relativité semblable à celle de la
propriété interne.
L’inviolabilité corporelle de la personne, en
effet, est subordonnée au principe absolu du bien commun :
n’importe quel acte n’est pas et ne peut pas
être permis 4
.
Pour ce qui
concerne les biens matériels, il est
évident que leur possession n’en fait pas la
propriété – par exemple, je peux
très bien porter un vêtement volé, ou
encore disposer sans le savoir d’un champ qu’un
autre cultive. Ce qui fait la propriété ce
n’est pas la ‘relevance’ à une
personne, mais une base autre, idéale, qui semble
devoir ou pouvoir être le travail. Mais cette base
elle-même se révèle relative. On ne
peut être propriétaire de ses enfants, de son
conjoint, ni d’une personne quelconque, quoique la relation
implique de don de soi ou de peine prise. On ne peut non plus
déterminer dans un objet la part qui revient
à quelqu’un du fait qu’il a
participé à sa fabrication (on ne peut au surplus
partager l’objet). Dans la nature des choses, il
n’existe donc pas de raison réelle, en vertu de
laquelle le produit du travail devrait être la
propriété de quelqu’un : il faut
chercher à la propriété une autre
justification, idéale.
_________________
1. … sans omettre ici, inséparablement, le
rapport avec
Dieu (que l’expression ‘à la gloire de
Dieu’
exprime parfaitement), et le rapport avec la nature, qu’il
s’agit de mener à sa perfection, ce qui est bien
plus que
d’en prendre soin, et tout autre chose que de
‘l’exploiter’.
2. A noter que les tâches devraient être
conçues et
confiées en pensant au dit progrès de la
personne, i. e.
à la mise en valeur de ce qu’elle est.
3. Au sens où les anges servent les hommes, un
instituteur ses élèves etc.
4. Si je suis en position de le faire, j’ai le
devoir
d’empêcher un crime. Comme suite, je reconnais
à
autrui le droit d’exercer à l’occasion
contrainte
à mon égard, si d’aventure je suis
prêt de
commettre un tel acte.
Tout homme a le droit d’avoir les moyens
d’exister dignement.
Comme ce droit est potentiel, parce que dépendant de la
Société, l’individu a une obligation
correspondante vis-à-vis d’elle, qui est de lui
être utile d’une manière ou
d’une autre, de travailler pour elle, en sorte que son droit
découle de ce qu’il l’a gagné
par son travail.
Cependant, ce qui a été gagné par
chacun n’est pas généralement
mesurable, ni non plus isolable du gain commun. Par ailleurs, tandis
que les uns consomment ce qu’ils ont reçu du
partage effectué, d’autres en épargnent
une partie. Ainsi se constitue-t-il naturellement dans les mains de
certains, par le fait des circonstances ou par celui de leurs choix de
vie, ce que l’on appelle un capital, qu’il est
juste de considérer comme leur
propriété par excellence. Il aurait pu en effet
n’être pas épargné.
Le concept de propriété sous-entend la libre
disposition du bien.
La question se pose toutefois : abus compris ... ?
A cette question on ne peut répondre que
‘non’. Comment en effet la
Société pourrait-elle garantir un droit qui
s’exerce en contradiction avec le bien commun ? La
difficulté est ici de discerner en quoi consiste
l’abus, et d’apprécier la mesure dans
laquelle ou avec laquelle il est opportun d’intervenir. Ce
qui est certain en tous les cas, c’est que, dans le principe,
il est permis et obligatoire d’empêcher
quelqu’un de mal user de sa propriété,
c’est à dire de le faire au détriment
du bien commun ou de la justice sociale.
Il ne peut y avoir de vie sociale sans échanges de choses,
de services, et de ce qui les représente :
l’argent. La philosophie morale intervient en la
matière dans la mesure où le but poursuivi dans
l’échange peut être bon ou mauvais. Il
est bon s’il est compatible avec le bien des parties et de
tous. Il ne l’est pas quand n’ayant comme fin que
le profit, il aboutit à la fraude, à la
falsification, à la spéculation ou à
l’usure 1
.
Il relève des obligations de la
Société d’établir des
règles de vie commune, un ‘droit2’ ,
conforme à l’éthique, qui garantisse
inséparablement et l’intérêt
de chacun, et le bien de la communauté.
____________________
1. On pourrait ajouter à l’exploitation, au sens
péjoratif du terme, des ressources naturelles, du personnel
au
travail, des clients ou de tiers divers.
2. Le mot ‘droit’ évoque,
significativement, une attitude morale : la rectitude.
Ch. 8 Moralité
et justice légale.
Le principe moral absolu, c’est l’image de Dieu
en nous et sa parfaite ressemblance.
Parler de ‘principe’, c’est sous-entendre
que la réalité n’est pas telle : le
fait de devoir ‘devenir’ présuppose en
effet un état inférieur, un degré
seulement relatif d’élévation. Cette
existence du relatif, ou de l’imparfait, est un fait
insurmontable, qui nous conduit à considérer
l’organisation de la vie sociale comme un moindre bien
temporairement nécessaire.
On ne peut donc, dans le principe, séparer la
moralité et la loi, et encore moins les opposer.
Entre le bien idéal et les aspects mauvais de la
réalité, se trouve donc la sphère
intermédiaire du droit et de la justice, dont la fonction
(authentique) est d’incarner réellement le bien et
de limiter, corriger ou empêcher le mal. C’est en
effet par le droit et par son incarnation de fait –
l’Etat – qu’est pratiquement
conditionnée la vie morale de
l’humanité.
On comprend bien qu’un enseignement moral donné en
marge de la justice légale n’aurait ni appui
objectif, ni moyen d’expression, et à
l’inverse qu’une justice légale faisant
fi des principes et buts moraux perdrait sa justification et verserait
dans l’arbitraire 1
. Ce n’est pas par hasard si le
mot ‘justice’, quoiqu’ayant des
acceptions différentes, réunit les deux notions
de morale et de légalité : elles sont intimement
liées.
Soloviev distingue trois différences entre le droit moral
et ‘le droit’ comme tel, au sens de
l’organisation juridique de la vie sociale, à
savoir :
- que ce dernier ne peut être que la limite
inférieure ou le degré minimum de la
moralité,
- que le dernier impose de satisfaire à ce minimum, tandis
que le premier invite à une disposition du coeur qui conduit
à aller infiniment plus loin,
- enfin que le dernier sous-entend la contrainte, le respect de la loi
étant impératif, tandis que le premier ne peut
s’accommoder que d’une démarche libre et
volontaire.
La contrainte de l’Etat est moralement justifiée
par le fait qu’il est vital pour la
Société d’assurer à la fois
les conditions nécessaires à sa vie propre (paix
et sécurité) et celles nécessaires au
progrès moral de tous.
La justice doit être une réalité
sociale (ou personnelle), pas seulement un concept.
La justice légale se présente ainsi comme une
définition à un instant donné de
l’équilibre entre les deux moteurs principaux de
la vie humaine que sont l’exercice de la liberté
personnelle et la préoccupation du bien commun.
Il y a anomalie lorsqu’il y a dérive de
l’Etat dans l’un ou l’autre sens, soit
qu’il laisse une place excessive à
l’arbitraire de la personne, soit au contraire
qu’il tende, au nom du bien commun, ou d’un
prétendu tel, à peser sur les consciences et
à exercer sur la personne une contrainte despotique.
Selon Soloviev, pour que les choses aillent bien, le pouvoir devrait se
borner à traiter des questions matérielles
– protéger la vie et les biens, assurer
instruction, santé, approvisionnements ... - et laisser le
monde intérieur ou spirituel à la seule
responsabilité des personnes 3
, absolument libres
à ce titre en matière religieuse 4 .
Sauf à perdre son fondement, et donc sa justification, le
droit ne peut en aucune manière entrer en conflit avec les
exigences de la moralité 4 .
Par nature, le droit doit pouvoir s’appuyer sur une force
qui en garantisse le respect par tous.
La vie en communauté est indispensable à cet
effet – l’être solitaire est impuissant .
Une certaine limitation des libertés de chacun est de ce
fait nécessaire pour assurer le bien de tous :
c’est l’objet de la loi, qui explicite les
règles de la vie commune.
La loi se doit de satisfaire à trois caractères :
- celui d’être publique (elle doit être
connue de tous),
- celui d’être concrète (c’est
une norme pratique régissant certains rapports),
- et celui d’être applicable (c’est
à dire de correspondre à des besoins
réels et d’être, à toutes
fins utiles, accompagnée de sanctions claires).
___________________
1. Ou dans l’anarchie, si l’Etat ayant une forme
démocratique et suivant la voie de la majorité
(élections obligent), plutôt que celle du Bien,
finit par
légiférer en fonction de l’opinion.
2. Comment est-ce possible, quand on réalise que
la vie
matérielle est conditionnée par le monde des
idées
et que le progrès moral des populations, comme il a
été dit plus haut dans
l’exposé, est
fondamentalement dépendant du politique ?
3. Est-il de l’intérêt
général
de laisser professer l’erreur ? Se propager des
idées
fausses ?
4. Au service desquelles il se trouve, du fait
qu’elles sont l’assise du bien commun.
On voit par là combien l’individualisme
est un
danger pour l’Etat de droit, dont il amène tout
naturellement la ruine.
Les autorités ont en charge le bon déroulement
de la vie commune et disposent à cet effet de trois pouvoirs
distincts mais complémentaires et inséparables
(ils ont tous trois le même but : servir le bien commun) :
- celui d’édicter les lois (législatif),
- celui de les mettre en pratique (exécutif),
- et celui de juger, en cas de litige ou de manquement dans leur
application (judiciaire).
Ch.
9 Le sens
de la guerre.
Comme la maladie est la manifestation d’une insuffisance
intérieure de l’organisme, dont
l’état normal est la santé, la guerre
révèle une insuffisance intérieure du
corps social, dont l’état normal est la paix. En
poussant l’analogie plus loin, on peut penser que tant que
durera le trouble moral de l’humanité, les guerres
ne pourront pas plus disparaître que la fièvre,
inévitables, malgré la condamnation
qu’en font à juste titre toutes les religions et
le corps social lui-même.
Trois questions se posent à propos de la guerre :
- l’appréciation morale de la chose,
- sa signification,
- son rapport avec la vie personnelle de chacun.
Quant à l’appréciation morale de la
chose, il n’est pas contestable de tenir la guerre comme un
mal en soi. Mais s’agit-il d’un mal absolu ou
d’un mal relatif ? Si l’on entend Soloviev, ce
serait un mal relatif, ainsi que le montrerait
l’histoire, parce que parfois un moindre mal. En voyant
l’affaire de haut, les guerres de
l’antiquité, par exemple, seraient
allées dans le sens d’une paix universelle (pax
romana), ce en employant à cet effet toujours moins de
combattants.
La guerre n’a pas disparu avec le christianisme. Toujours
selon Soloviev, elle aurait été d’une
certaine utilité dans l’unification progressive de
l’humanité, que l’on constate sur le
plan des idées et de la culture autant que sur le plan
matériel (cf. confrontation avec l’Islam, guerres
de la Révolution …). Au point de provoquer sa
propre disparition, du fait de ses répercussions devenues
maintenant universelles et d’une ampleur
démesurée 1
.
Pour Soloviev, en bref, le sens de la guerre est
d’être l’expression d’une
nécessité interne dans l’histoire de
l’humanité, en route vers son unité et
son retour à Dieu.
En son temps, Soloviev appréciait que le travail
d’unification du monde était
déjà très avancé et tendait
vers son terme, qui pourrait intervenir, toujours selon lui,
à l’issue d’un conflit gigantesque entre
les races jaune et blanche (symboliquement : Orient contre Occident),
la Chine jouant à cette occasion un rôle de
premier plan.
Dans cette phase de l’histoire, comme la voit Soloviev,
l’individu, qui n’est rien seul, ne peut
éviter de se soumettre à
l’autorité de l’Etat lorsqu’il
lui demande, par la conscription générale, de
prendre sa part dans le déroulement d’un conflit.
En résumant l’argumentation : tant que
Caïn subsistera dans le cœur de l’homme,
le soldat et le policier seront nécessaires, et par
conséquent un bien plutôt qu’un mal.
L’Etat étant la condition et
l’instrument du progrès humain, il est du devoir
de l’homme individuel de participer, en s’y
investissant, au progrès politique
général, duquel résulte
l’unité du genre humain et par voie de
conséquence, le disparition de la guerre 2 .
_________________
1. Le point de vue de Soloviev sur
l’aspect positif
de la guerre est extrêmement discutable pour bien des
raisons, et
probablement n’écrirait-il pas maintenant la
même
chose, au vu de ce qui s’est passé au XX
ème
siècle et de la façon dont commence le XXI
ème. Il
n’est pas niable que la guerre a joué et
joue
toujours un rôle considérable dans les affaires
humaines.
De là à dire qu’il est positif,
c’est une
toute autre affaire, même si le Ciel sait tirer le bien du
mal.
Il y a moyen de progresser autrement que par cette voie mauvaise, et
s’il y a progrès (ce qu’il
faudrait
démontrer) on peut penser que c’est
plutôt en
dépit d’elle qu’autrement. Comment
peut-on penser
que la guerre va dans le sens de l’unité et de la
paix
quand elle est précisément
l’opposé de
celle-ci et qu’elle consacre la division ?
2. Ce disant, c’est ne pas assez parler de la
racine de la
guerre, qui a des radicelles dans le cœur de tout homme, non
plus
que de la responsabilité et du pouvoir de chacun dans son
microcosme et au travers de celui-ci : dix justes auraient
sauvé
Gomorrhe.
Ch.
10
L’organisation morale de l’humanité.
L’organisation naturelle de l’humanité
consiste en ceci que les différents individus et groupes
humains sont naturellement obligés d’agir
ensemble, de telle manière que le fruit de leurs
activités satisfasse les besoins de chacun et
amène à un perfectionnement relatif de
l’ensemble.
Comme telle, cette organisation ne peut être
qu’imparfaite : la coexistence des
intérêts privés et leur harmonie comme
résultat général n’aboutit
pas à une union des personnes, pas plus qu’au bien
commun véritable. Il lui manque un but universel qui oriente
les pensées et les actions de tous.
Ce but ne peut être que le parfait accomplissement du Bien,
ainsi qu’il a été dit
déjà (cf. Introduction), dans la mesure
où lui seul peut conduire à la
plénitude de vie à laquelle tout homme aspire
fondamentalement.
Une organisation morale de l’humanité est donc
nécessaire, en outre de celle dite naturelle, dont la
nécessité s’impose quant à
elle sans discussion. Le sujet de cette organisation demeure, comme
dans l’organisation naturelle, l’homme individuel,
conjointement et inséparablement avec l’homme
collectif.
Les trois stades du développement de l’homme
collectif sont, selon Soloviev, la famille (le clan), le groupement
politique (la nation) et l’humanité
(unité spirituelle du genre humain, au terme de
l’histoire).
En voyant les choses ainsi, la question se pose de savoir si la famille
et la nation doivent faire partie de l’organisation
définitive et universelle de la vie humaine ou si elles ne
constituent que des éléments limités
et transitoires du développement de celle-ci ?
La famille 1
et la nation sont des formes en effet,
à ce titre changeantes et périssables.
On peut y voir en tous les cas des formes temporellement
nécessaires pour atteindre le but suprême. Sans
leur donner par conséquent une valeur absolue, il convient
d’y découvrir et cultiver ce qui s’y
trouve de parfait, d’immuable, de divin, qui est
accomplissement déjà de la perfection universelle
finale : le lien relatif qui unit les individus doit être
cultivé à cet effet, purifié,
élevé, spiritualisé, rendu parfait,
jusqu’à se révéler dans la
plénitude absolue qui doit être la sienne au sein
de l’humanité devenue une.
Pour ce qui concerne la famille, cette tâche
d’élévation et de spiritualisation
prend corps au travers de sa religion, de l’union conjugale
et de l’éducation des enfants, trois voies
maintenant à étudier.
La religion de la famille. Elle apparaît au commencement
comme culte des ancêtres, évolue vers le monde des
esprits et des êtres supérieurs (dieux) pour en
arriver à la splendeur de la
révélation chrétienne du Dieu unique,
de la communion avec Lui, et de la communion en Lui de tous les saints.
La religion est, dans l’esprit, le coeur de la vie familiale,
ce qui lui donne cohésion et unité.
L’union conjugale est, dans la chair, le noyau de la vie
familiale.
Dans cette union, la femme incarne le principe réceptif de
la réalité matérielle,
qu’elle représente. L’homme incarne le
principe actif. Chacun est l’indispensable
complément de l’autre, et ce n’est que
dans leur union qu’ils sont « l’homme
» véritable.
L’union charnelle est le sacrement de cette
réalité (signe et moyen). Elle n’est
pas neutre.
L’homme
devrait voir la femme comme Dieu la voit : un
être d’une importance absolue, une
personnalité morale, une fin en soi, une entité
appelée à une déification. Et il
devrait agir pour que sa femme devienne dans sa vie ce
qu’elle est appelée à être.
Principe actif.
Pour Soloviev, la femme devrait voir son mari comme son sauveur 2,
destiné comme tel à lui
révéler et à réaliser pour
elle le sens de sa vie. Principe passif.
La sensualité et toutes les déviances de la
nature humaine pèsent malheureusement lourdement sur cet
amour, au point d’en obscurcir même totalement le
concept.
Ainsi apparaît la nécessité de
l’ascèse conjugale que signifie la
chasteté.
De ce point de vue, la plénitude de la satisfaction ne peut
être attendue du désir charnel assouvi, mais de la
joie d’une perfection réalisée,
à laquelle l’union charnelle participe et
contribue, à sa place et en son temps. La vraie union
charnelle est celle qui tend consciemment vers l’union
parfaite de l’homme et de la femme. Quand cette union
parfaite est réalisée, pour Soloviev, la
procréation n’est plus ni nécessaire,
ni possible 3
.
__________________________
1.
… surtout la nation, car pour ce qui est de la famille, la
forme en
question est parfaitement naturelle, et vécue comme telle
par tous les
nouveaux nés, les enfants, et les parents.
2. Le mot « sauveur »
convient-il ? L’un et l’autre ont besoin
d’être sauvés, et ils ne
sauraient l’être l’un sans
l’autre. Le sens que l’on peut donner à
ce
mot ici serait, me semble-t-il, « celui dont on a besoin pour
se
connaître et devenir ce que l’on est ».
Quoiqu’il en soit, le mot est
celui de Soloviev, dont l’intuition ordinairement
sûre et lumineuse,
mérite ici comme ailleurs respect et attention.
L’attribution d’un
principe actif à l’homme et d’un
principe réceptif à la femme n’est
guère discutable. Mais ce qui en est
développé n’est pas pour moi
convaincant, car le gros de ce qui est dit de l’homme
considérant sa
femme pourrait aussi bien être dit d’elle le
considérant, à l’inverse.
3.
On ne voit pas trop comment elle n’est plus possible, ni du
reste
pourquoi elle serait nécessaire. Ce que l’on peut
penser en revanche,
c’est que quand cette union parfaite est
réalisée, il n’est plus besoin
d’union charnelle.
Pour lui la procréation 1 est
nécessaire pour l’humanité tant que
l’union de l’homme et de la femme n’aura
pas été suffisamment spiritualisée
pour recréer en eux l’être humain
parfait, à l’image et à la ressemblance
de Dieu.
En voyant les choses de cette manière, tant que la
tâche universelle et historique qui est la leur
n’aura pas été accomplie par les
‘pères’, les ‘fils’
devront la reprendre, en sorte que les parents se doivent
d’élever leurs enfants de telle sorte
qu’ils soient à mêmes de la reprendre en
effet, quand viendra leur temps d’y travailler librement 2 .
L’éducation des enfants. Dans une famille
spirituellement organisée, l’attitude des parents
à l’égard des leurs enfants est
principalement déterminée par la vision de la
destinée suprême de l’homme 3 . Le but de
l’éducation consiste à associer la vie
temporelle de la jeune génération avec le bien
suprême et éternel, qui est commun à
toutes les générations. Ils doivent
être en particulier préparés
à aborder le grand combat dont l’homme est
à la fois le sujet, l’objet et le champ de
bataille, entre le temps et l’éternité,
la Réalité et l’illusion, le Bien et le
Mal, la Vie et la Mort.
La véritable éducation est à la fois
et indivisiblement traditionnelle et progressive.
- traditionnelle, parce que soucieuse de transmettre toutes les
acquisitions positives du passé, toutes les
épargnes de l’histoire,
- progressive, parce que soucieuse d’utiliser ce capital pour
se rapprocher au plus près du but suprême.
En enseignant aux enfants la tradition pour elle-même, on
fait de la religion une relique. La foi ne peut être la
conséquence d’une pareille éducation,
parce que la tradition y est mise à la place de ce qui en
est l’objet, le Christ et son Esprit. Le progrès
moral ne peut consister qu’en un accomplissement meilleur et
plus large des obligations qui dérivent de la tradition, la
tâche commune à toutes les
générations, dont elle fait ainsi
l’unité, étant la
préparation de la manifestation du Royaume de Dieu et de la
résurrection universelle.
La famille assure la relation morale fondamentale des
générations entre elles. Dans sa succession
linéaire, elle ne peut devenir complète que par
un lien moral qui l’unisse avec la multitude des autres
familles qui constituent avec elle la nation. Les traditions familiales
sont une fraction des traditions nationales, et l’avenir des
familles est inséparable de celui de la nation : la
vénération des ancêtres doit
s’élargir et se transformer en
vénération de la patrie. Ce faisant,
l’unité de la nation n’abolit pas la
multiplicité domestique, mais la libère des
limites de l’exclusivité.
La nation est une entité véritablement
unifiée, non une simple agglomération
d’entités familiales. Elle tire sa
personnalité de trois caractères :
- un lien physique présumé (communauté
d’origine),
- une langue commune,
- une histoire.
Mais ces mêmes caractères ne sont pas exclusifs
de la nation. On peut les appliquer à
l’humanité toute entière.
L’origine commune de tous les hommes est une affirmation de
toutes les grandes religions, une probabilité pour les
hommes de science, l’opinion dominante chez les
philosophes. La langue est une forme particulière que prend
la communication, avec laquelle elle ne se confond pas et
qu’elle n’empêche pas. Quant à
l’histoire de chaque nation elle n’est pas
séparable du fond commun universel qui l’a
conditionnée, dont elle est solidaire et qui lui donne son
sens.
Toutes les raisons qui permettent de parler de
l’unité d’un peuple sont applicables
à l’humanité, en sorte que
l’on peut dire de celle-ci que c’est elle qui est
le sujet collectif du Bien parfait, le « récipient
» du Royaume de Dieu.
Le véritable patriotisme consiste donc à servir
sa nation dans l’humanité, et
l’humanité dans sa nation.
L’attitude juste de l’homme à
l’égard du Ciel (le monde supérieur),
des autres hommes et du monde matériel, est
dépendante de l’Eglise et de l’Etat.
L’homme vit sur trois plans différents : le
premier laïque ou contingent (« le monde
»), le second divin ou absolu (« le Royaume
») et le troisième intermédiaire,
reliant l’un à l’autre, le religieux
(« l’Eglise »).
______________________
1.
Il vaudrait mieux dire, me semble-t-il, la succession des
générations.
Mais ainsi exprimée, au vu de l’histoire, qui ne
paraît pas aller du
tout dans le sens du progrès souhaitable depuis le temps de
Soloviev,
cette idée aurait besoin d’être
complétée ou approfondie. Jusques à
quand et pourquoi faut-il qu’il y ait des
générations qui se succèdent
? Que l’histoire se poursuive ? Ce ne peut être en
vertu seulement
d’une imperfection dans la relation de l’homme et
de la femme.
2.
Genèse : « Croissez et multipliez-vous
». Jusques à quand ... ? Il
faudrait sans doute, pour répondre à cette
question, approfondir la
signification du mot ‘croissez’. En tous les cas,
selon cette Parole,
la procréation apparaît en soi dans
l’ordre, non comme une nécessité
due à l’insuffisance de la relation conjugale.
3. Que la famille
soit spirituellement organisée ou pas, la
représentation que les
parents se font de ce qui vient après la mort et de ce qui
adviendra à
la fin des temps les détermine dans leur
éducation. Ne pas avoir de
vision est à cet égard une forme de
représentation : on vit toujours en
fonction de sa pensée, à quelque niveau
qu’elle se trouve.
Le
monde n’est pas un principe de vie indépendant.
Il a certes une valeur, mais une valeur relative : il n’a de
valeur que par rapport à Dieu. Le chrétien, qui
est dans le monde, mais qui n’est pas du monde, a par
conséquent pou tâche d’agir sur lui afin
qu’il soit de moins en moins
pénétré de lui-même pour
être de plus en plus pénétré
de Dieu.
En fait, les hommes suivent leur volonté propre
plutôt que la volonté de Dieu et se trouvent
dispersés en une multitude
d’intérêts relatifs, sans liens entre
eux, d’où il s’ensuit dissensions et
ruine. La racine étant mauvaise,
l’activité humaine ne peut conduire
qu’au péché. L’organisation
morale de l’humanité doit donc commencer par
l’unification et la sanctification de son activité.
L’unité et la sainteté sont en Dieu, la
dissension et le péché sont la condition
malheureuse de l’humanité terrestre : la
réconciliation est la tâche de l’Eglise.
L’homme n’est pas libre tant qu’il ne
peut éviter ce qu’il ne veut pas ou
qu’il ne peut obtenir ce qu’il désire.
Or c’est bien sa situation. Il est en effet impuissant devant
la mort, qu’il ne veut pas, et il ne trouve pas dans
« le monde » la vie pleine et éternelle,
qu’il recherche.
Il a donc besoin d’une aide, par la force des choses
extérieure à lui-même, pour que sa
liberté ne soit pas une simple prétention
verbale, mais un réel état d’existence.
A y bien regarder, il n’y a que l’Eglise pour lui
apporter cette aide.
L’aide du monde s’avère en effet pour
lui aléatoire, partielle et soumise au temps. Dans
l’Eglise au contraire, avec la délivrance du mal,
il trouve la voie qui mène à
l’affranchissement de la mort et à la
véritable « liberté ». En
elle aussi, il trouve la véritable «
égalité », qui fait de chacun un
être unique, participant à la plénitude
de la vie divine. Et en elle encore, il trouve la véritable
« fraternité », celle des fils de Dieu.
C’est le christianisme qui donne à la
religion sa parfaite expression, dans la relation sublime du
Père et du Fils, révélée en
Jésus et par Jésus, à laquelle il est
donné à tout homme de pouvoir participer.
« Le Père m’a envoyé
», « J’accomplis la volonté de
Celui qui m’a envoyé ». Le Fils unique
est éminemment celui qui est envoyé,
l’apôtre de Dieu ; à lui, la pierre
angulaire, et à Lui seul, se rapporte la
définition de l’Eglise, une, sainte, catholique et
apostolique. « Comme mon Père m’a
envoyé, moi aussi je vous envoie ». La relation
filiale est l’archétype de la
piété.
Le Fils unique de Dieu, le Fils pas excellence, est
l’incarnation même de la
piété individuelle.
L’Eglise, comme organisation collective de la
piété véritable, doit être
conformée par lui dans sa structure sociale, sa doctrine et
son culte saint. La voie qu’elle propose consiste par
conséquent à partir non de soi, mais du
supérieur, du plus ancien, de ce qui
précède, de la tradition, de la succession
sacrée, de Jésus, et par Lui de Dieu le
Père. La vérité qu’elle
professe n’est ni scientifique, ni philosophique, ni
même théologique : elle ne contient que les dogmes
de la piété.
Pour devenir ainsi parfaite, à la fois divine et humaine, la
vie de l’homme a besoin d’être
intérieurement rassemblée, unifiée,
consacrée par l’action de Dieu. C’est la
raison d’être des sacrements :
- la vie nouvelle est engendrée par le baptême,
- elle est librement confirmée en celui qui l’a
reçue et confortée par la confirmation,
- elle est guérie de ses lésions accidentelles
par la pénitence,
- elle est nourrie pour l’éternité dans
l’Eucharistie,
- elle est complétée en intégrant
l’être individuel homme et femme dans le mariage,
- elle trouve une patrie spirituelle comme base d’un ordre
social véritable dans l’Ordre,
- elle reçoit enfin dans l’extrême
onction l’assistance dont elle a besoin pour son
inévitable confrontation avec la mort et son passage
au-delà.
La grâce de Dieu dispensée par les sacrements
n’est opérante chez la personne que dans la mesure
de sa coopération, car la volonté humaine est
distincte de la volonté divine et se manifeste par
des résolutions qui lui sont propres. Les actions conformes
à la grâce sont le fruit d’une attitude
juste envers Dieu, envers les hommes et envers la nature
matérielle. Leur expression est par excellence la
prière, qui est une œuvre de
piété, l’aumône, qui est une
œuvre de pitié, et l’abstinence ou le
jeûne, qui est une œuvre de pudeur.
L’attitude de l’homme
n’étant pas spontanément juste,
l’Eglise et l’Etat lui sont nécessaires,
la première pour lui enseigner la Voie et la lui rendre
possible, le second pour organiser pratiquement la vie commune et en
assurer au mieux l’harmonie, au besoin par la contrainte.
Tout comme l’Eglise est l’organisation de la
piété, l’Etat, pour Soloviev, est celle
de la pitié : il fait passer celle-ci du simple sentiment
à une réalité effective 1 . En cela il
ne faut pas considérer l’Etat comme
l’expression d’un idéal moral
déjà atteint, mais comme un moyen indispensable
pour l’atteindre.
La base morale de l’Etat, normalement
concrétisée par le Droit, n’est pas
apparue avec le Christianisme. Ce n’est donc pas la morale
qui différencie l’Etat païen de
l’Etat chrétien. La différence
réside en ceci que, du point de vue chrétien,
l’Etat n’est qu’une partie de
l’organisation de l’homme collectif, une partie
conditionnée par une autre qui lui est
supérieure, dont il dépend, l’Eglise,
de laquelle il reçoit sa consécration et sa
distinction : dans son domaine temporel, l’Etat doit
préparer l’humanité et toute la terre
à la venue du règne de Dieu. Il a donc deux
sortes de tâches à remplir, une
première conservatrice, consistant à
protéger les bases de la vie sociale, et une seconde
progressive, consistant à améliorer les
conditions de cette existence. Sans la première,
l’humanité s’écroulerait ;
sans la seconde, sa vie n’aurait aucun but.
Dans le paganisme, l’Etat était essentiellement
conservateur, faute d’être
éclairé sur la finalité de
l’histoire. Le risque y était de croire que
l’Etat possédait par lui-même sa
légitimité. Or pas plus que le corps individuel
de l’homme, le corps collectif n’a de vie par
lui-même : il la reçoit de l’esprit qui
l’habite. Le corps parfait étant celui qui est
habité par l’Esprit de Dieu, le Christianisme est
en devoir de rappeler constamment à
l’Etat la solidarité morale qu’il doit
avoir avec la cause du Royaume de Dieu, toutes les fins temporelles
devant être à cet effet subordonnées
intérieurement au seul esprit du Christ : c’est
là pour lui la seule voie et l’assurance du bien
commun 2 .
Du point de vue chrétien par conséquent,
confondre distinction de l’Eglise et de l’Etat avec
séparation de l’Eglise et de l’Etat
conduit à la confusion, et partant à la discorde
et à la ruine. Entre l’Eglise et l’Etat
il doit y avoir unité sans confusion et distinction sans
séparation 3.
Pour Soloviev, si l’Eglise est moralement en charge de la
piété (la vie dans l’esprit de Dieu),
et l’Etat de la pitié (l’organisation
conséquente des relations humaines), il manque une
institution qui prenne en charge la pudeur (la relation de
l’homme avec la nature), ce qui expliquerait que la
préoccupation écologique soit quasi totalement
négligée par le secteur économique 4 .
Quoiqu’il en soit, le rapport de l’homme avec la
nature est pour lui d’une importance vitale, et, quoique
ladite nature lui soit subordonnée et privée en
soi de tout moyen d’expression, le rapport qu’il a
avec elle n’échappe pas plus à la norme
morale que son rapport avec Dieu et avec ses semblables. Le principe du
mal en la matière est, pour Soloviev, le défaut
de mesure, dont l’opposé est
l’abstinence 5
.
_____________________________
1.
C’est
le rôle de l’Etat en effet. On observe toutefois
dans
l’histoire, spécialement dans celle du XX
ème
siècle, que non seulement il peut être loin de le
remplir,
mais qu’il peut même aller complètement
et
dramatiquement à contre sens dans l’exercice de sa
responsabilité. L’Etat n’est pas bon par
définition, parce que c’est l’Etat et
qu’il
est nécessaire. C’est le principe de
l’Etat qui est
bon. L’Etat est souvent mauvais, et fort peu
préoccupé du Bien.
2. Que l’Etat ait besoin d’une
référence transcendante pour avoir un but,
œuvrer
dans un esprit qui unisse le corps social et éclairer ses
voies,
c’est incontestable. Que cette
référence doive
être précisément
l’enseignement de
l’Eglise, c’est a priori moins évident.
On peut en
effet imaginer d’autres références, le
Coran par
exemple. Et on peut mettre en question avec juste raison la valeur de
référence de l’Eglise, au vu de ce qui
s’est
passé au cours de l’histoire et du
côté
faillible de ses membres. Ce que l’on peut dire en tous les
cas,
sans risque d’erreur, c’est que …
a) Si d’autres
références sont
en effet possibles, celle que représente l’Eglise
est
seule parfaite, ainsi qu’il ressort de la thèse de
Soloviev, parce que, instituée par Dieu Lui-même,
dans le
principe, son enseignement doit être absolument conforme
à
l’Esprit de Dieu, donc au bien commun et à celui
de la
Création toute entière.
b) Si en effet ses membres sont
faillibles et si
leur conduite n’est pas exemplaire, comment pourrait-il en
être autrement !, il n’empêche que le
contenu de leur
foi est juste et que c’est lui qui fait
référence.
3. Les oppositions largement majoritaires qui se sont fait
jour
à l’occasion des discussions sur la Constitution
de
l’Europe quant à une quelconque
référence
chrétienne qu’elle pourrait avoir, ne serait-ce
qu’au travers de ses racines, en dit long sur la
dérive de
la société civile aujourd’hui et sur ce
qu’elle peut attendre d’un avenir
prétendument
durable.
4. Il me semble que si le souci de la nature était
en
effet jusqu’à ces derniers temps exclu des
préoccupations économiques,
c’était parce
qu’il ne s’imposait pas à
l’évidence
comme une nécessité. Les temps changent
à cet
égard, mais pas la raison des choses, qui,
puisqu’elle est
toujours là, continuera à produire les
mêmes
effets. Il me semble également qu’il
n’est pas
besoin d’une institution particulière pour prendre
en
charge la défense ou la promotion de la nature, qui sont
moralement et institutionnellement des domaines de l’Eglise
et de
l’Etat, au même titre que l’homme, dont
tous deux ont
la charge.
5. En appelant « abstinence » la mesure,
la
tempérance …, qui sont en eux-mêmes,
pour tous, non
des contraintes mais des états d’être
sains, heureux
et bons.
Selon les idées courantes, le but de l’action
économique est l’accroissement de la richesse 1 ,
désirable en ceci (qui en est l’illusoire
justification) qu’il est recherche d’une
plénitude de l’existence physique 2 . Mais cette
plénitude élémentaire
dépend du rapport de l’homme avec la nature
matérielle :
- va-t-il purement et simplement l’exploiter,
- ou va-t-il la cultiver avec amour 4 ?
La première voie est une voie de traverse. La nature y
cède à l’homme superficiellement, mais
les trésors obtenus, bientôt décevants,
le sont moyennant sa ruine et celle de l’homme. Dans cette
voie, l’essence de la nature demeure inconnue de celui-ci.
La seconde voie est celle que Soloviev appelle celle de
l’abstinence, dans la mesure où elle
amène l’homme à tourner les
tendances et forces de son âme,
spontanément dispersantes, vers le dedans et à
s’élever spirituellement : c’est elle
qui permet d’avoir commerce non plus avec la surface des
choses mais avec leur substance interne, et ainsi à les
dominer. En s’avançant dans cette voie, les choses
deviennent ce qu’elle doivent être : des moyens
pour acquérir la plénitude de
l’être complet, non plus seulement une
plénitude physique, inaccessible
séparément.
Ainsi, le principe normal de l’activité
économique, c’est l’économie,
l’épargne, et la concentration des forces
psychiques (et non plus monétaires), en
s’employant à transformer une espèce
d’énergie de l’âme (externe,
extensive), qui pousse vers le dehors, en une autre (interne,
intensive), qui donne la maîtrise sur les choses, la
communion avec elles, sans rien posséder,
consommer, ni détruire.
Communément, on appelle organisation la coordination de
nombreux moyens et instruments d’ordre inférieur
pour atteindre un but général d’ordre
supérieur.
Avec le principe d’une activité
économique consistant uniquement dans le profit, on met en
œuvre un principe de désorganisation, donc de
décomposition sociale, parce que au lieu de mettre
l’inférieur (l’argent, la
matière) au service d’un but supérieur
(l’esprit), on procède à
l’inverse : tout est sacrifié à
l’inférieur.
Le principe d’une activité économique
comprise comme la multiplication indéfinie des besoins
et la recherche, comme des fins en soi, des moyens
nécessaires pour les satisfaire, est un principe
de désorganisation et de
décomposition sociale.
Au contraire, Le principe d’une activité
économique
consistant en la reconnaissance d’un
but commun absolu, le Royaume de Dieu 4 , vers lequel
toutes les tâches et tous les biens sont
orientés, est le principe de l’organisation et de
la reconstitution
universelle.
L’application du principe de la philosophie morale
nécessite de remettre toute chose à sa place,
c'est-à-dire de reconnaître le Royaume de
Dieu 5
comme le seul but désirable, et de mettre en
œuvre des moyens justes apportés à cet
effet par l’Etat.
__________________________
1. Point de vue en soi extrêmement restrictif de
l’avare, qui conduit à l’exploitation de
la nature
et de l’homme. Le but véritable de
l’activité
économique est le soin (ou la mise en valeur) de la nature,
la
vie et le bien de l’homme, en définitive la gloire
de
Dieu, à qui tout devrait être rapporté.
2. « Physique » : on attend la
plénitude de la
matérialité des choses, on dirait
aujourd’hui, mais
le terme est restrictif, de la consommation. Une telle recherche,
coupée de l’être,
c'est-à-dire de
l’âme, est illusoire et ne peut conduire
à rien de
bon.
3. Il faudrait développer ce point, a priori la
clef de tout : « La cultiver avec amour ».
4. L’Evangile dit exactement à ce propos
: «
cherchez le Royaume de Dieu et sa Justice, et le reste vous sera
donné par surcroît ». Voilà
le principe.
C’est comme ça, et pas autrement, que la vie
fonctionne.
5. L’Amour est tout. L’Amour est Dieu, et
vient de Dieu.
Se couper de cet Amour en prétendant en posséder
en soi
le principe est la faute originelle, continuellement
répétée. Le retour à Dieu,
source de tout
amour, est pour l’humanité la voie de son salut et
la
raison de toute son histoire. L’histoire perdure parce que ce
retour tarde.
décembre 2007
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