(Echanges. Contribution Marie-Hélène M.
Septembre 2007)
La joie
Quand il m'arrive de traiter un sujet, je
commence par aller voir dans le dictionnaire le sens du mot ou de la
phrase choisis, comme nous l'avons fait pour la colonisation . La
première chose que mes enfants m'ont dite quand je leur ai
fait part de mon sujet c'est : "mais la joie ce n'est pas une valeur,
c'est un état" .
J'ai donc consulté le Larousse que j'avais sous la main
-1931- et voilà les deux premières
définitions de joie :
- satisfaction de l'âme
- vive impression de plaisir
La première définition est celle à
laquelle je pensais - très spontanément - quand
j'avais choisi le sujet. Que ce soit une valeur ou un état
ou tout ce que vous voudrez, à partir du moment
où j'aspire à atteindre la joie qui est un moyen
d'être heureuse, c'est une valeur.
Il y a une très nette différence entre la joie
profonde (premier sens du dictionnaire) et l'exaltation jubilatoire
résultant d'une excitation passagère
(deuxième sens).
Le psychologue Paul Eckman dit que le mot joie est vague et peut
être associé à des émotions
aussi variées que les plaisirs des cinq sens, l'amusement,
le contentement ... L'exaltation jubilatoire peut se trouver par
exemple dans une fierté radieuse lorsque nos enfants
reçoivent une distinction exceptionnelle. Plus perverse, le
joie du terroriste heureux d'avoir fait sauter tous les clients d'un
café! C'est la joie de la vengeance.
C'est cette deuxième définition de la joie que
nous évoquons quand on dit "je saute de joie, je tressaille
de joie, quelle joie de vous revoir, quelle joie de vous savoir en
sécurité ..."
Certes, ce deuxième sens de la joie est sans doute plus
courant que le premier, mais c'est le premier que je voudrais
évoquer.
La joie est un état de
sérénité, de lâcher prise,
de réalisation intérieure et non l'exaucement de
désirs illimités tournés vers
l'extérieur. C'est savoir se relier aux profondeurs de notre
être. C'est se laisser guider, non pas par les incitations du
monde extérieur, mais par une urgence intérieure.
La joie, c'est aussi la conviction que la vie est belle en
dépit des souffrances, de la
méchanceté, du mal que nous voyons tous les jours
autour de nous et en nous. Etty Hillesum nous en donne la preuve. C'est
une juive de vingt sept ans qui habitait la Hollande pendant la guerre.
Elle fut envoyée au camp de Westerbock construit au
départ pour les Néerlandais, avec pour tout
objectif de regrouper les réfugiés juifs
allemands ou apatrides pour préparer leur
émigration vers la Palestine. En juillet 1942, ce camp passa
sous la domination allemande et l'application de la "solution finale"
commença aux Pays-Bas. Etty sera
déportée à Auschwitz où
elle mourut en 1943. En 1942, elle écrit " je suis une femme
heureuse, je chante les louanges de cette vie, oui, vous avez bien lu,
en l'an de grâce 1942, la énième
année de guerre".
Malheureusement, tout le monde n'est pas Etty Hillesum, qui
écrit cette phrase après un long cheminement, et
dont la foi nourrie par la prière va aller crescendo dans un
détachement extraordinaire.
Nous - pauvres de nous - pouvons nous demander dans quelles conditions
notre esprit ne mine pas cette paix intérieure qui
mène à la joie.
Les freins sont nombreux :
1. L'égocentrisme. Le sentiment de l'importance de soi
constitue une cible exposée à toutes sortes de
projectiles mentaux, jalousie, peur, acidité,
répulsion qui ne cessent de nous déstabiliser.
Petit exemple trivial de cet été:
désordre total dans la maison, pieds sales des enfants sur
draps et couvre-lits que je viens de laver, jouets qui
traînent partout. Je suis énervée. Sur
la terrasse, enfants et petits-enfants sont là.
Ça n'arrive que pendant les vacances. Je ne les regarde pas,
je ne les écoute pas. JE RANGE ! Demain ils seront partis,
la maison sera propre, mais pour qui. Pour moi avec un grand M. elle
sera vide aussi. Quel gâchis!
2. Le refus du lâcher prise. Guy Corneau, un psychanalyste
canadien, pendant une longue maladie, ne cessa de se
révolter contre une souffrance difficile à
soigner, jusqu'au jour où il s'ouvrit au potentiel de
sérénité toujours présent
au plus profond de soi. Il écrit: " cette ouverture du
cœur ne fit que s'accentuer au fil des jours et des semaines
qui suivirent. J'étais plongé dans une
béatitude sans nom. Un immense feu d'amour brûlait
en moi. Je n'avais qu'à fermer les yeux pour m'y abreuver,
m'emplir, me rassasier. Plus, je savais que l'amour était le
tissu même de cet univers. Il n'y avait que l'amour et rien
d'autre."
3. L'absence de vie intérieure. Etty Hillesum, encore elle,
dit : "Ne pourrait-on apprendre aux sens qu'il est possible de
travailler sa vie intérieure à la
reconquête de la paix en soi. Ne pourrait-on leur apprendre
que l'on peut se contraindre à s'agenouiller dans le coin le
plus reculé et le plus paisible de son moi profond
jusqu'à sentir au-dessus de soi le ciel
s'éclaircir, rien de plus, rien de moins."
J'en arrive maintenant aux accélérateurs qui nous
emmènent vers la joie :
1. Cultiver sa vie intérieure. Matthieu Ricard dit : le
bonheur (la joie pour moi) " est une manière
d'être, et les manières s'apprennent.
Les manières s'apprennent !! Les manières - je le
crois profondément - doivent être un exercice
journalier pour faire passer les autres avant soi et se
détacher du matériel. C'est un exercice pour
lutter contre l'incapacité à comprendre et
à tolérer certaines facettes des autres, contre
les jalousies, frustrations, regrets qui jalonnent notre vie.
Petit exemple trivial de cet été encore
révélateur : Certains de nos enfants
préfèrent aller chez des copains, chez leurs
frères et sœurs , plutôt que de venir
dans la maison familiale. Nous nous sentons frustrés. Plus
tard je plonge dans le fleuve souterrain unique et fixe, cette source
intérieure à laquelle chacun peut toujours
accéder. Je prends du recul et me dis qu'au fond c'est
normal que les enfants aient envie de se voir entre eux, d'autant que
nous nous étions vus en grand groupe dans les Alpes pendant
une semaine. S'ils sont heureux et s'entendent si bien entre eux,
là doit être notre joie véritable. Les
manières s'apprennent, Matthieu Ricard a raison.
2. Autre accélérateur vers la joie : s'aimer
soi-même en s'acceptant comme on est, chercher simplement
à être. Si on est débarrassé
de soi-même, de tout le fatras intérieur, on est
forcément disponible à l'autre. Je me souviens du
visage d'une petite religieuse de Montmartre qui nous recevait pour une
retraite. Il rayonnait de simplicité, d'attention vers nous,
de joie. Je me disais : elle a vingt cinq ans, elle est
enfermée à paris, elle pourrait sortir, s'amuser,
acheter des fringues à la mode. Pourtant elle n'a vraiment
pas l'air frustrée. Je pense qu'elle avait tout
donné et était dans la joie.
3. Dernière recette pour rencontrer la joie : vivre le
moment présent intensément. Une
dernière anecdote personnelle : il y a plusieurs
années, mes parents étaient venus nous voir, de
l'île Maurice. Ça devait être en 1964.
Nous étions à Cassis face à un soleil
couchant radieux, à une mer immense. L'idée de
leur départ le lendemain m'avait donné une boule
dans la gorge. A cette époque, les communications avec
Maurice étaient difficiles. Mais à ce moment
là, tous les trois sur la terrasse, face à la
beauté du paysage, j'ai été envahie
d'une pais et d'une joie profondes. Ils étaient
là, nous étions ensemble, c'était
beau. Un moment d'éternité,
d'éternité puisque je m'en souviens
encore. Saint-Exupéry a écrit : " le
bonheur est un instant frêle comme une passerelle. Si tu la
charges des regrets d'hier et des angoisses de demain, alors la
passerelle cède et tu perds ton chemin."
Pour conclure, je crois qu'il ne faut pas rater ces petits moments
d'éternité qui nous sont parfois
donnés. Mais je suis sûre aussi que pour que la
joie mûrisse sereinement, pour qu'elle devienne, comme
l'écrivait Corneille, un "épanouissement du
cœur", il faut aller puiser au fond de nous, certains diront
dans la prière, d'autres dans les exercices du Bouddhisme,
d'autres encore dans la sagesse. Mais de toutes façons cela
se travaille.