
Echanges. Contribution JF C. Septembre 2007
Le travail, une valeur ?
J’éprouve quant à moi pour le travail, compris en
tant que peine prise par quelqu’un pour réaliser quelque
chose, spontanément, viscéralement, un sentiment de
respect profond. Il y a pour moi dans la peine que prend
quelqu’un pour faire quelque chose un mouvement admirable.
Il m’arrive souvent de partir de chez moi tôt le matin,
avant 7 heures. Je suis chaque fois émerveillé,
l’hiver particulièrement parce qu’il fait nuit et
froid, par tous ces gens inconnus qui se rendent à leur travail
ou qui s’y trouvent déjà, comme les chauffeurs
d’autobus, les livreurs en tous genres, qui ont eu le courage de
se lever et qui sont là pour assurer leur service, un service
hors duquel il n’y aurait pas de vie possible. Cela malgré
un environnement démobilisant, démobilisant par les
médias, qui poussent vers un hédonisme insensé,
démobilisant par la vision sociale dans laquelle nous baignons,
qui, telle que conçue, prêchée et organisée,
pousse vers l’assistanat, et en définitive vers le droit
illusoire de vivre sans travailler. Je suis émerveillé et
reconnaissant. Rien de tout cela en effet n’est ni dû, ni
automatique, ni assuré. C’est merveille, c’est
miracle.
Je vois dans le travail, sous certaines conditions il est vrai,
l’exercice premier de la charité parce qu’il est don
aux autres de ce que l’on est, qui a trait à
l’âme, et de ce que l’on a – ses talents, ses
forces, son temps –, qui est son bien propre.
Cependant, le travail n’est pas que professionnel. Il est, ou il
peut être aussi, personnel, familial ou social, en sorte que pour
une personne dont la vie est unifiée dans la poursuite en tout
d’un but supérieur unique, le travail est en
définitive le don de sa vie.
Je me permets de souligner cet aspect « charité » du
travail, qui le justifie complètement en fait et lui donne tout
son sens, parce que la charité nous est
préférentiellement prêchée, aussi bien dans
l’Eglise que dans la « pensée » unique
politico-sociale, comme le « partage » des biens
matériels : or aimer son prochain, c’est d’abord
travailler.
Le premier pas dans ce sens, c’est de se prendre en charge
soi-même, et par conséquent de faire le minimum
nécessaire pour assurer sa subsistance.
Mais ce premier pas n’est pas du tout suffisant.
La situation de dépendance les uns des autres dans laquelle nous
nous trouvons – dépendance matérielle bien visible,
mais culturelle et spirituelle aussi – fait en effet que, par
nature, comme autrui a quelque chose en propre à nous apporter,
qui nous est vital, nous aussi nous avons quelque chose à lui
donner, qui ne l’est pas moins : la personne que nous sommes, les
dons que nous avons. Or le travail est-il autre chose que
l’ordonnancement au bien commun de qui nous sommes et de quoi
nous avons ? Si cette vue des choses est exacte, le travail n’est
pas une option de l’existence, un choix personnel, mais un acte
de justice.
J’insiste sur cet aspect « justice », parce que
là encore il nous est universellement prêché une
justice sociale égalitaire et distributive, alors que la vraie
justice est en fait qualitative et laborieuse, en sorte que faire
oeuvre de justice, c’est d’abord travailler.
La vocation du travail à la justice et à la charité en fait une école de vie.
En s’y livrant dans cet esprit on y apprend en effet peu à
peu la patience, l’humilité, le goût des choses bien
faites, la valeur du temps, la solidarité, le service, la
conscience, l’honnêteté, le respect de la parole,
l’abnégation. Progressivement on s’y découvre
et on devient soi-même ; on prend de la densité, on
acquiert une certaine force, partant confiance en soi et
liberté, avant finalement d’entrer dans la joie des
artistes quand, parvenu à la maîtrise dans sa discipline
ou dans sa façon de vivre, mais progressant encore,
passionné, fourmillant d’idées nouvelles, on marque
d’une empreinte personnelle inimitable tout ce que l’on
accomplit.
Avec le temps on entre dans la vraie motivation, qui est l’amour,
c’est à dire une disposition intérieure faite de la
conscience d’être un avec tout ce qui est et de la
résolution de faire un avec tout ce qui est. L’amour des
choses en elles-mêmes, l’amour de ceux pour qui on les
fait, l’amour de ceux avec qui on les fait.
Cependant … il y a travail et travail.
Ce n’est pas exactement la même chose de travailler dans
l’agriculture ou pour le compte d’une fabrique
d’armement, spécialement à l’exportation ...
On peut concevoir que l’on fasse sa carrière dans
l’armée, en y mettant son âme, à condition de
servir une politique de justice et de paix ; on ne le conçoit
pas pareillement si ce doit être pour soutenir une politique
d’agression expansionniste ...
On sait bien que travailler pour maximiser le profit peut se faire
– et se fait couramment – au détriment de
l’environnement ou des personnes ...
On voit bien que travailler par passion ou pour faire carrière
peut conduire à toutes les compromissions ou au sacrifice de sa
famille ...
Et on connaît le risque de s’enfermer dans son travail, ou
de s’y réfugier : c’est inévitablement au
détriment de soi-même et d’autrui ...
On peut donc dire que si l’on voit dans les « valeurs
» le fondement de la vie personnelle et de la vie commune,
assurément le travail en est une, car celles-ci à
l’évidence en dépendent.
Mais c’est une valeur relative : le travail n’est valeur que relativement à son objet.
Il est ordonné au Bien, mais il n’est pas le Bien. Il peut même très efficacement conduire au mal.
Par conséquent, quoique normalement expression
privilégiée de la justice et de la charité, ce qui
le justifie, en tant que « valeur », c’est
l’amour dont il est porteur, soit, en d’autres termes, sa
subordination absolue au Bien commun.
L’amour est le critère, le
seul critère, à la lumière duquel on puisse juger
de la valeur du travail.