De
la démocratie en Amérique 1.
(Alexis de
Tocqueville – notes de lecture JF C)
L’ouvrage,
très riche, écrit à
l’ancienne, se présente comme une description
détaillée des institutions américaines
à l’époque de l’auteur
(précisément 1831 – 1832, soit un peu
plus d’un siècle après les
débuts de la colonisation du continent par
l’Europe), enrichie d’une réflexion sur
leur origine, leur développement progressif, leur
inspiration et leur nécessité, leur relation avec
l’histoire de l’Union, également avec le
caractère des habitants, ainsi qu’avec la culture
et la religion dont elles sont imprégnées. Il
s’y trouve aussi de pertinentes observations
d’ordre philosophique sur la nature de la
démocratie et son rapport avec le développement,
les mœurs et le destin des peuples. Et il s’y
trouve encore, c’est plus anecdotique mais c’est
extrêmement intéressant et mérite
d’être signalé, une observation
particulière de la situation des indiens et des noirs,
ceux-ci sur fond d’esclavage, qui est une
éloquente page d’histoire.
Au-delà des institutions américaines,
l’étude de l’auteur est en fait (ou
aussi) celle du principe démocratique, «
à l’état pur » si
l’on peut dire, le peuple visité, encore tout
jeune, s’étant constitué
d’emblée, dans un pays nouveau, sur la base dudit
principe.
L’ouvrage n’est pas une thèse
et ne propose d’autre conclusion que de prédire un
grand avenir à l’Union et …
à la Russie !
Toutefois, tandis que des révolutions successives
ont fini par abattre les monarchies presque partout en Europe
à son époque, l’ouvrage constituait
dans l’idée de Tocqueville une
référence pour un législateur encore
inexpérimenté en charge d’asseoir la
démocratie dans un pays quelconque.
En introduction …
A mes yeux, l’introduction de l’ouvrage
est d’une très grande richesse pour entrer dans
l’intelligence des événements
prodigieux de notre temps, événements que
l’auteur ne pouvait que pressentir, cependant que la
description de l’état de la démocratie
en Amérique à son époque, qui fait le
corps du texte, au surplus difficile à résumer, a
perdu aujourd’hui une partie de son
intérêt pratique.
C’est donc à cette introduction que
s’attachent principalement les lignes qui suivent, dans la
mesure où elles ont partie liée avec la
généralité du thème de
réflexion choisi par notre groupe « La
démocratie ».
On y note d’abord que le livre a
été écrit « sous la
préoccupation constante d’une seule
pensée : l’avènement prochain,
irrésistible, universel de la démocratie dans le
monde … ». L’auteur souligne
qu’il se trouve dans le livre un « avertissement
solennel qui rappelle aux hommes que la Société
change de forme, l’humanité de condition et que de
nouvelles destinées s’approchent ».
En avertissement à la douzième
édition de l’ouvrage, il reprend ceci
qu’il avait déjà écrit dans
son introduction: « Le développement graduel de
l’égalité est un fait providentiel. Il
en a les principaux caractères : il est universel, il est
durable, il échappe chaque jour à la puissance
humaine, tous les événements comme tous les
hommes ont servi à son développement. Serait-il
sage de croire qu’un mouvement social qui vient de si loin
puisse être suspendu par une génération
? Pense-t-on qu’après avoir détruit la
féodalité et vaincu les rois, la
démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ?
S’arrêtera-t-elle maintenant qu’elle est
devenus si forte et ses adversaires si faibles ? »
Le mot « démocratie » ayant
de nos jours une signification obligatoirement positive (le concept de
démocratie est le seul politiquement correct), cette
entrée en matière prophétique a de
quoi réjouir profondément le lecteur ordinaire.
A y bien regarder toutefois …
Pourquoi un « avertissement », un
avertissement « solennel », une mise en garde en
somme ?
C’est d’abord parce que pour Tocqueville
la démocratie, telle que comprise à son
époque, est malheureusement associée à
une notion perverse et destructrice qui est la passion de
l’égalité.
C’est aussi, toujours selon lui, parce que la
même démocratie n’est point
dirigée dans son exercice en référence
avec la religion, à tout le moins avec une morale -
c’est l’utile sans s’occuper du juste, le
bien-être séparé de la vertu, au point
d’en arriver à une inversion des valeurs :
« … des hommes sans patriotisme et sans
mœurs se font les apôtres de la civilisation et des
lumières ! », à un monde de confusion
où « rien ne semble plus défendu, ni
permis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux »,
qui traduit une profonde dégradation de
l’être.
Il s’écrie : « Les peuples
chrétiens me paraissent offrir de nos jours un effrayant
spectacle ; le mouvement qui les emporte est déjà
assez fort pour qu’on ne puisse le suspendre, et il
n’est pas encore assez rapide pour qu’on
désespère de le diriger ; leur sort est entre
leurs mains ; mais bientôt il leur échappe
».
Dans ce qui semble un destin de
l’humanité toute entière, un destin
qu’elle ne maîtrise pas, tout en en
étant responsable, Tocqueville voit une secrète
volonté divine (cf. plus haut).
Ce n’est pas, on s’en doute,
qu’il approuve la façon dont
s’opèrent les choses, mais il
s’interroge, et ce faisant ouvre là une voie
à la réflexion :
- … le cours de l’histoire serait sous
contrôle …
- … à l’évidence
pas celui de l’homme …
- … l’histoire s’acheminerait
vers un terme …
- … son universalité nouvelle serait
un signe des temps ...
-
………………………………………………………..
En cheminant dans l’ouvrage …
Quant aux institutions …
- Pour Tocqueville, les institutions provinciales (la
commune, le canton…) sont utiles à tous les
peuples, mais jamais autant que lorsque leur état social est
démocratique, parce qu’à ses yeux elles
constituent des garanties contre les deux extrêmes de
celui-ci, qui sont la licence et la tyrannie. Il note à cet
égard que la révolution française
s’est malheureusement érigée
à la fois contre la royauté et contre les dites
institutions provinciales, en sorte qu’on en est
arrivé dans le pays à un centralisme despotique
et stérilisant qui n’a rien à voir avec
ce qu’il observe en Amérique.
- Il note aussi que la possibilité offerte
à un homme de gouvernement élu de se
représenter en fin de mandat est par nature une source
d’intrigues et de corruption qui finit par mettre en cause
l’existence même du pays. Le soin du gouvernement
devient en effet secondaire par rapport à la
préoccupation de l’élection, les places
deviennent des récompenses et ainsi de suite …
- L’auteur fait observer qu’en
matière d’égalité il y a
deux façons de concevoir les choses :
l’une, virile et légitime, poussant
à vouloir égaler et par conséquent
à s’élever,
l’autre dépravée, qui
porte à jalouser et à abattre ceux qui sortent de
l’ordinaire.
- Il pense que la démocratie a plus de chances de
se tromper qu’un pouvoir royal ou un corps de nobles, mais
qu’elle a probablement plus de chances de revenir
à la vérité, instruite à
l’expérience par le fruit de ses errements
… le problème étant toutefois celui du
pas de temps nécessaire à cette fin : beaucoup de
peuples ne sauraient attendre, sans périr, le
résultat de leurs erreurs. Et il ajoute : « On
voit des peuples dont l’éducation
première a été si vicieuse, et dont le
caractère présente un si étrange
mélange de passions, d’ignorance et de notions
erronées de toutes choses, qu’ils ne sauraient
d’eux-mêmes distinguer la cause de leurs
misères ; ils succombent sous des maux qu’ils
ignorent ».
- Il estime que d’une manière
générale, l’objet de la
démocratie dans sa législation est plus utile que
celui choisi dans la sienne par un corps d’aristocrates
… mais que dans la pratique ses lois sont presque toujours
intempestives et défectueuses, au point que souvent elle
travaille, sans le savoir, à sa propre ruine.
- Il remarque en passant : « Ce qu’il y
a de plus fixe au monde dans ses vues, c’est une
aristocratie. La masse du peuple peut être séduite
par son ignorance ou ses passions ; on peut surprendre
l’esprit d’un roi et le faire vaciller dans ses
projets ; et d’ailleurs un roi n’est pas immortel.
Mais un corps aristocratique est trop nombreux pour être
capté, trop nombreux pour céder
aisément à l’enivrement de passions
irréfléchies. Un corps aristocratique est un
homme ferme et éclairé qui ne meurt point
».
- Pour Tocqueville, la démocratie est le plus
coûteux des modes de gouvernement, pour des raisons
qu’il indique, comme par exemple :
le souci de plaire au peuple, plutôt que de se
consacrer à son bien,
l’agitation sans but précis,
la corruption comme tentation permanente,
les exigences du peuple : il fait sentir son pouvoir, pour
le satisfaire il faut toujours plus d’argent,
les changements continuels de vues et d’agents,
l’incohérence des dépenses
publiques – disproportionnées avec le but
à atteindre, ou carrément improductives
…
Quant aux motivations …
- Pour Tocqueville leur religion et leur patriotisme sont
les grandes forces des peuples. Il écrit : « On ne
rencontrera jamais, quoi qu’on fasse, de véritable
puissance parmi les hommes, que dans le concours libre des
volontés. Or, il n’y a au monde que le
patriotisme, ou la religion, qui puisse faire marcher pendant longtemps
vers un même but l’universalité des
citoyens ».
- Il note que le fonctionnaire public en Europe est
généralement vu comme un représentant
de l’autorité, tandis que
l’américain y voit le droit, si bien
qu’en Amérique tout se passe comme si
l’homme n’obéissait jamais à
l’homme, mais à la justice ou à la loi.
- Il fait remarquer, c’est important, que la
démocratie a des difficultés pour vaincre les
passions et faire taire les besoins du moment en vue de
l’avenir. Un effort, un sacrifice ne peuvent être
consentis que pour un temps limité.
- Quoiqu’il en soit des vertus et des talents,
souhaitables, des dirigeants d’un pays, ce n’est
pas pour Tocqueville le plus important en démocratie, car
les deux sont toujours confrontés avec
l’intérêt personnel. Le plus important
selon lui est que dans les institutions les gouvernants
n’aient jamais d’intérêts
contraires à la masse des gouvernés.
- Il insiste d’autant plus sur cette vue des
choses qu’il perçoit en son temps une
dégradation de l’esprit public. Il
écrit ceci, qui est en fait une sérieuse mise en
garde : « Ne voyez-vous pas que les religions
s’affaiblissent et que la notion divine des droits
disparaît ? Ne découvrez-vous point que les
mœurs s’altèrent, et qu’avec
elles s’efface la notion morale des droits ?...
N’apercevez-vous pas de toutes parts les croyances qui font
place aux raisonnements, et les sentiments aux calculs ? Si au milieu
de cet ébranlement universel, vous ne parvenez à
lier l’idée des droits à
l’intérêt personnel qui
s’offre comme le seul point immobile dans le cœur
humain, que vous restera-t-il donc pour gouverner le monde, sinon la
peur ? »
En pensant à l’Europe ou à
l’Amérique … ?
« Je veux bien », écrit-il,
« ajouter foi à la perfectibilité
humaine ; mais jusqu’à ce que les hommes aient
changé de nature et se soient complètement
transformés, je refuserai de croire à la
durée d’un gouvernement dont la tâche
est de tenir ensemble quarante peuples divers répandus sur
une surface égale à la moitié de
l’Europe, d’éviter entre eux les
rivalités, l’ambition et les luttes, et de
réunir l’action de leurs volontés
indépendantes vers l’accomplissement des
mêmes desseins ».
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