
(Echanges. Contribution Antigone. Septembre 2006)
Le risque de
l'étranger
Comment intégrer ce sujet à notre travail commun
sur la colonisation ?
Peut-être en parlant des motivations des colonisateurs,
motivations qui se déclinent dans une première
approche :
- au besoin d’annexer des territoires, des terres de
peuplement,
- à des intérêts financiers,
économiques,
ceci ayant amené pendant plusieurs années
à utiliser sans vergogne les populations
indigènes, sans se soucier,pendant le temps de
l’esclavage, de rompre les liens familiaux : on
séparait les enfants des parents, les maris des femmes,
l’intérêt financier seul
présidant au sort de ces populations.
Bien entendu, il y avait et il existe toujours ce qu’il est
reconnu d’appeler l’assistance aux pays en voie de
développement avec des personnes animées
d’un grand idéal : Lyautey au Maroc, plus
près de nous sans qu’il s’agisse de
terres colonisées, mère
Térésa,
ainsi que l’ensemble des organisations humanitaires :
médecins du monde, médecins sans
frontière etc. également
présents les ethnologues et leur
intérêt scientifique.
Il est opportun, quand une nation se lance dans un processus de
colonisation, de savoir comment, dans quelle disposition
envisage-t-elle l’abord, la rencontre avec les habitants de
ces pays, avec les « autres », les « pas
pareils ».
Certes, il est louable d’apporter aux populations
indigènes colonisées ou pas, la raison
l’enseignement, les soins médicaux, mais
où est la réciprocité, le
désir que l’assistance
déployée permette à plus ou moins
longue échéance à ces peuples de
pouvoir participer à l’organisation de leur propre
destinée : Claude M. rappelait hier
qu’à la conférence de 1884 à
Berlin organisée par Biomark pour régler le sort
de l’Afrique, aucun africain n’avait
été convié...
Apporter oui, mais recevoir de l’autre, se mettre en
situation de rencontre réciproque, dépassant
ainsi le dédain, voire le mépris trop souvent
ressenti, sinon exprimé vis-à-vis des
étrangers : « ils ne sont pas comme nous.
»
Comment envisager, imaginer, souhaiter, redouter la rencontre avec
l’inconnu et se mettre en danger ce faisant de se
découvrir soi ? de découvrir en
nous-mêmes ces « terres obscures
méconnues » dont parle J.P. Vernant, de
découvrir cet inconnu de nous-même tant il est
vrai que l’étranger est d’abord en nous.
J’emprunte à Hanna Arendt, grâce
à l’article communiqué par Pierre B.,
le passage suivant d’un livre : «
l’impérialisme, les origines du totalitarisme.
»
« Chacun est unique,
singulier, immuable et donc lorsque surgit «
l’intrusion » dans son impitoyable
différence il vient nous rappeler les limites de
l’égalité humaine, les
différences, les différenciations naturelles et
omniprésentes déclenchent la haine aveugle, la
méfiance et la discrimination parce qu’elle
n’indiquent que trop clairement les limites de
l’intervention humaine. »
Surtout, il me semble, nous nous enfermons, renfermons, dans
l’énonciation sans recours de la
différence immédiate, rejetante : « il
est noir, il est gros, elle est maigre »… Comment
accepter la différence sans tenter de réduire
l’individu à sa différence sans tenter
de réduire l’individu à sa
différence ou de dénier cette
différence dans un effort, actuellement très en
vogue chez nous, de parler en terme
d’égalité. Or «
égaliser », ou tenter vainement bien sûr
« d’égaliser » n’est
pas du tout reconnaître l’autre dans sa
singularité.
Le mode est de considérer que chacun de nous est
égal en déniant les différences (cf la
politique préconisée envers les «
handicapés »). On dénie, on essaie de
persuader « ils sont comme nous », ce qui est faux.
Surtout, combien il est plus essentiel pour eux et pour nous, de
chercher ce qu’ils ont d’existant,
d’individuel en dépit du fait qu’ils ont
tel ou tel handicap. Notre travail c’est justement
« la traversée des apparences » dans une
perspective de rencontres, et fait essentiel, de pouvoir, ainsi
faisant, découvrir en nous-mêmes la part
d’étrangeté tapie au fond de nous.
J’évoquerai mon travail de
pédopsychiatre auprès des très jeunes
enfants et le choc éprouvé à
l’écoute de la première phrase des
parents poussant leur enfant dans le bureau de consultations :
« lui, il est trisomique » ou encore «
lui, il n’a pas de père ».
Première phrase de la première consultation
tentant de clore le problème : « c’est
comme ça, on n’y peut rien »
Parents déchirés entre deux écueils :
- lui il est trisomique, nous avons par internet toutes les
informations sur cette affection, nous savons ce qu’il est et
ce qu’il deviendra….
- Lui, trisomique, il est comme tout le monde….
Donc nous sommes chacun unique et non pas égal, chacun avec
nos différences, notre étrangeté.
Comment se reconnaître dans l’autre tout en
maintenant nos différences ?
Comment apprivoiser la part d’inconnu qui est en nous, sans
attendre de l’autre, de l’étranger
qu’il vienne pallier à ce qui est
peut-être défaillant en nous sans que nous en
ayons obligatoirement conscience ce qui aboutit trop souvent
à une déception : « l’autre,
l’étranger dans lequel
j’espérais tant n’est pas ce que
j’attendais…. »
Nous concevons fort bien cet apport essentiel d’autrui pour
la connaissance de nous-même lorsque nous sommes dans une
relation d’amitié profonde ou/et d’amour.
La traversée des apparences……
La traversée des frontières
Et pour terminer du même J.P. Vernant je voudrais rapporter
quelques lignes du chapitre « franchir un pont »
.....« passer un pont, traverser un fleuve, c’est
quitter l’espace intime et familier où
l’on est à sa place pour
pénétrer dans un horizon différent, un
espace étranger, inconnu, où l’on
risque, confronté à ce qui est autre, de se
découvrir sans lieu propre, sans
identité…..Pour être soi, il faut se
projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par
lui. Demeurer enclos dans son identité c’est se
perdre et cesser d’être. On se connaît,
on se construit par le contact, l’échange, le
commerce avec l’autre. Entre les rives du même et
de l’autre, l’homme est un pont. »