Les moeurs et leurs victimes.
L'origine des moeurs doit être ramenée
à deux idées : "la communauté a plus de valeur que
l'individu", et "il faut préférer l'avantage durable
à l'avantage passager" ; d'où il faut conclure que l'on
doit placer, d'une façon absolue, l'avantage durable de la
communauté avant l'avantage de l'individu, surtout avant son
bien-être momentané, mais aussi avant son avantage durable
et même avant sa survie.
Que l'individu souffre d'une institution qui profite à
l'ensemble de la communauté, soit que cette institution le force
à s'étioler ou même qu'il en meure, peu importe, -
les moeurs doivent être préservées, il faut faire
le sacrifice.
Mais un pareil sentiment ne prend naissance que chez ceux qui ne sont
pas victimes, - car la victime fait valoir, dans son propre cas, que
l'individu peut être d'une valeur supérieure au nombre,
et, de même, que la jouissance du présent, du moment
paradisiaque pourrait être estimée supérieure
à la médiocre perpétuation d'états sans
douleur et de conditions de bien-être.
La philosophie de la victime se fait cependant toujours entendre trop
tard, on s'en tient donc aux moeurs et à la moralité : la
moralité n'étant que le sentiment que l'on a de
l'ensemble des moeurs, sous l'égide desquelles on vit et l'on a
été élevé - élevé, non en
tant qu'individu, mais comme membre d'un tout, comme chiffre d'une
majorité. - C'est ainsi qu'il arrive sans cesse que l'individu
se majore lui-même au moyen de sa moralité. »
Friedrich NIETZSCHE / Humain, trop humain. (1878-1879) / OEuvres I / Robert Laffont - Bouquins 1990