MANENT, "LIBÉRAL" (Le Point, 2 mars 2006)

Ce disciple de Raymond Aron et François Furet est directeur d'études à l'EHESS et professeur de philosophie politique. Dans " La raison des nations " (Gallimard), il explique que nos démocraties sont gagnées par le vertige du " renoncement " et le souvenir de nos crimes et de nos fautes. En oubliant ce qui a fait la grandeur et la noblesse de la France.

PROPOS RECUEILLIS PAR ELISABETH LÉVY

Directeur d'études à l'EHESS, professeur de philosophie politique, Pierre Manent taille en pièces l'enthousiasme postnational des élites européennes et s'inquiète de la dépression des peuples sommés d'en finir avec leur passé, Double aveuglement: le monde unifié dont on célèbre l'avènement n'est pas pour demain et c'est tant mieux, car il est loin d'être désirable. Données pour obsolètes et coupables, les nations sont toujours la réalité dans laquelle vivent les citoyens. Il faut, dit ce penseur " libéral-patriote", s'en féliciter, car, privée de son berceau qu'est l'Etat-nation européen, la démocratie se mue en pure gestion. Et l'Europe, détachée de tout peuple et de tout territoire, en " agence humaine centrale ".

Le Point: Disciple de François Furet et de Raymond Aron, brillant lecteur de Tocqueville, vous êtes connu comme un savant. Or, clans " La raison des nations", vous lancez un cri d'alarme et un appel à ce qu'on pourrait appeler un réarmement politique. La situation est-elle si grave qu'elle vous impose d'intervenir ainsi dans l'arène publique?

Pierre Manent: Oh! Un réarmement! Je vous laisse le mot. Pour moi, c'est le langage gaullien qui s'imposerait plutôt. Nous sommes en proie à une sorte de vertige du " renoncement ". Nous ne nous souvenons plus que de nos crimes ou de nos fautes. Nous refusons positivement de prolonger tout ce qui a été grand et noble dans la longue expérience française. Le plus étonnant, c'est que nous célébrons cette faiblesse de la cervelle et du coeur comme un progrès de la conscience humaine.

En Europe, le processus d'égalisation sans cesse plus intense des conditions, selon la définition tocquevillienne, va de pair avec une " dénationalisation " progressive. Or, pour vous, hors de l'Etat-nation, point de démocratie.

Nous n'avons pas mesuré à quel point notre expérience de la démocratie était liée à cette forme politique extrêmement singulière qu'est l'Etat-nation européen. Nous avons de plus en plus considéré celui-ci comme un simple vêtement extérieur à la démocratie, ou un échafaudage ayant permis son développement. Nous serions parvenus, avec l'Union européenne, à un stade ultérieur de la démocratie délivrée de ses vieux oripeaux pour se muer en une pure gouvernance qui ne serait liée à aucun peuple, à aucun territoire, à aucunes moeurs particulières. Avec le référendum du 29 mai 2005, on a pu prendre conscience de la fracture entre l'action politique officielle et les sentiments réels des citoyens européens. Ceux-ci ont le sentiment d'être emportés dans un mouvement que personne ne maîtrise. Mais cette " pure démocratie" a perdu ses vertus représentatives.

C'est-à-dire son caractère démocratique. Cela dit, les EtatsUnis, qui n'ont pas renoncé à l'Etat-nation, connaissent aussi une crise de la démocratie.

Soit, mais le système américain, parce qu'il demeure vraiment national et représentatif, est susceptible de corrections, éventuellement brutales, de trajectoire. Si les Américains votent pour le président Bush et le Parti républicain, c'est parce qu'ils pensent, à tort ou à raison, que ceux-ci sont plus aptes que les démocrates à faire face aux défis de l'heure. Non que les Etats-Unis jouissent d'une santé morale ou sociale à toute épreuve, mais leur système politique réagit aux mouvements de l'opinion américaine et à la conscience, juste ou erronée, que les Américains ont de ce qui est bon pour les Etats-Unis.

En France, les gens vont voter en ayant le sentiment que, de toute façon, cela n'aura aucune influence sur la politique menée, que les partis dits " de gouvernement " mèneront, rhétorique mise à part, la même politique.

Le problème en Europe, particulièrement en France, c'est que notre politique, même évidemment mauvaise, n'est pas corrigible, quelle que soit l'orientation du corps électoral. Alors que l'opinion est hostile à l'extension indéfinie de l'Union européenne, alors que les citoyens de deux pays fondateurs se sont prononcés contre le traité constitutionnel, tout continue comme avant et on suggère de faire rentrer le traité par la fenêtre. La machine européenne a été montée de telle façon qu'elle ne peut que se déployer,

Seulement, l'"affaire des caricatures " l'a montré: alors que l'information, les images, les idées circulent sans contrainte, il est de plus en plus difficile de déconnecter l'ordre intérieur du désordre extérieur.

Ce n'est pas la dimension intérieure de cette affaire qui me semble frappante. Il n'y aurait pas eu le moindre mouvement de musulmans dans nos pays, ni sans doute hors de nos pays, sans la décision délibérée d'un certain nombre de gouvernements arabes ou musulmans d'intimider l'Europe. On a assisté à un effort grossier, mais apparemment assez efficace, pour faire sentir à l'Europe qu'elle était sous surveillance et qu'elle avait à justifier ses moeurs et manières devant un tribunal politique et religieux extérieur à l'Europe. La situation ne demande pas des considérations subtiles sur l'équilibre en effet nécessaire entre liberté et respect des opinions, mais la fermeté des gouvernements européens, qui, jusqu'à présent, se sont plutôt laissé bousculer par des régimes qui ne respectent pas les libertés, et en particulier celles des autres religions.

La faiblesse des gouvernements dans ce dossier ne traduit-elle pas le fait que nous ne savons plus comment être des peuples - ce qui signifie que nous avons affaire à une démocratie sans demos ni kratos?

Nous ne savons pas comment habiter nos nations. La nation glorieuse a subi et causé trop de calamités. Nous ne pouvons plus, si j'ose dire, " repartir comme en 14 ". Seulement, nous n'avons pas découvert ce qu'est la vie après la nation. L'opinion gouvernante prétendait que nos vies nationales étaient désormais une illusion et que nous vivions déjà dans l'Europe. Or ce n'est pas vrai. Cela dit, la construction européenne sera une entreprise raisonnable pour peu qu'on renonce à la réaliser par la dénationalisation des nations. L'avenir de l'Europe, ce sont des entreprises comme Airbus ou Ariane, des actions communes, et non pas l'imposition de règles abstraites censées accomplir le passage à un stade supérieur de l'existence humaine.

L'ironie de l'histoire, c'est que nous nous heurtons aujourd'hui à l'accomplissement de ce que nous avons inventé: l'égalité devenue égalitarisme, les Lumières muées en triomphe de l'individu, la démocratie dégradée en " hyperdémocratie"...

Certes, mais il ne faut pas simplement le déplorer. Si nous nous sommes éloignés de l'Etat souverain et purement national, c'est parce qu'il a produit des effets dévastateurs. Mais nous n'avons pas mesuré que ce monde délivré de nos vieilles culpabilités n'était pas habitable. Et nous n'avons pas vu que les artifices que nous construisions pour nous gouverner allaient nous empêcher de nous gouverner. Il y a un moment où l'instrument est trop vaste trop complexe pour celui qui le manie. Sur les caricatures de l'époque révolutionnaire, on voit le paysan porter sur ses épaules le curé, le noble, le collecteur d'impôts. Bien sûr, nous ne vivons pas sous le joug, mais chacun d'entre nous porte un empilement de gouvernances qui vont de la municipalité ou la région aux Nations unies en passant par l'Etat et l'Europe, sans oublier commissions et organismes divers. En vérité, notre vie commune ne consiste plus qu'à appliquer de plus en plus rigoureusement des règles de plus en plus rigoureuses. Il y a là une automutilation systématique des citoyens pour prévenir tous les risques qu'engendrerait une action un peu libre. Le principe de précaution, qui, dans une exagération comique, a pris en France valeur constitutionnelle, nous interdira bientôt de sortir de notre berceau. Quand j'entends le ministre de l'Agriculture le célébrer avec exaltation et que la France entière se mobilise pour un canard sauvage trouvé mort au bord d'un étang, j'ai le sentiment que nous sommes entrés dans un monde étrange.

 

 

Votre livre pourrait s'intituler " Requiem pour la politique"?

Si vous voulez, mais on n'échappe pas à la politique. L'ère de la dépolitisation est peut-être en voie de s'achever. Que fait-on avec l'Europe, avec l'Amérique, avec le monde arabo-musulman? Ce que Burke appelait déjà le catéchisme des droits de l'homme ne nous fournit pas de réponse à ces questions.

Il nous faut, selon vous, réapprendre à penser politiquement le religieux, aucune règle universelle n'étant susceptible d'arbitrer dans une perspective de paix entre "ceux qui ne veulent connaître que les droits de l'homme et ceux qui ne veulent connaître que les droits de Dieu ". La France laïque ne se situe-t-elle pas dans un monde postreligieux?

Ce qu'on appelle la laïcité est la mise en forme juridique et glorieuse d'une guerre civile gagnée par un parti et perdue par l'autre. La France républicaine a soumis la France catholique et la France catholique se l'est tenu pour dit. Et l'Eglise se comporte comme un parti vaincu et toléré. Je ne reviens pas sur les fautes de l'Eglise, mais dès lors que celle-ci ne représente plus une menace pour les libertés et que le maintien de l'expérience religieuse hors de l'espace public affaiblit la nation dans sa substance et sa conscience de soi, cette situation ne peut pas durer. On ne peut pas simultanément accueillir à bras ouverts une religion qui a toujours été étrangère à l'Europe et expulser de l'histoire de France une religion qui en a toujours fait partie. Il y a là une énorme injustice historique doublée d'une absurdité politique et sociale.

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"La raison des nations" (Gallimard). Ouvrages précédents: " Les libéraux" (Gallimard, "Tel ", 2001). " Cours de philosophie politique" (Fayard, 2001, Gallimard, ~(Tel", 2004). " Tocqueville et la nature de la démocratie " (Julliard, 1982, Fayard, 1993, à paraître dans la collection "Tel)~).