Les Bienveillantes

Jonathan Littell
2006


Saluons, avec toute la critique parisienne, la performance de l'auteur, citoyen américain né en 1967, qui manie la langue française avec maestria, tout au long d'une première oeuvre romanesque de près de 900 pages.
En fait, environ quatre-vingt pour-cent du livre peut être qualifié d'oeuvre historique, donnant force détails sur les massacres perpétrés par les Nazis en Pologne, puis en Ukraine, puis en Russie. Âmes sensibles s'abstenir !

Mais si vous avez vu des films comme "Nuit et Brouillard" ou les bandes d'actualités tournées par les Russes lors de la libération d'Auschwitz, vous pouvez vous rafraîchir salutairement  la mémoire.

Les vingt pour-cent restant racontent une histoire de jumeaux incestueux, avec une touche sur la force du destin, et surtout une fin beaucoup plus sombre que celle du roman de Thomas Mann "L'élu", qui développe un thème analogue.

Les deux thèmes sont entremêlés  puisque le narrateur est un des deux jumeaux, jeune allemand de vingt cinq ans engagé dans les S.D. (Sicherheit Dienst), une partie de l'organisation S.S. chargée du renseignement et des basses besognes.

Au delà de la description, très documentée, des atrocités commises, l'auteur démonte sans avoir l'air d'y toucher la méthode et l'organisation Nazi, qui transforme de braves pères de famille en exécuteurs et en bourreaux. Méthode et organisation qui transforment aussi des intellectuels cultivés, pétris de tous les humanismes, en particulier la philosophie grecque, en machines à tuer.

Une  digression porte sur l'antisémitisme et le racisme en général. Les semblables se haïssent. Trop de peuples élus ne peuvent cohabiter. Ils leur faut détruire l'Autre au nom de l'Absolu (la religion, la classe, la race). Le nazisme est l'héritier du communisme soviétique, et paradoxalement du sionisme.

On y trouve également quelques aperçus sur les égarements de la raison, le dévoiement des approches rationnelles, historiques et scientifiques, pour justifier le crime.

Et pour finir, une mise en scène saisissante des extrémités auxquelles nous pousse la nécessité quand il s'agit de survivre. Avec, en contrepoint, la force de l'hérédité, la crise de l'adolescence retardée, l'homosexualité, et peut-être la répétition de l'histoire dans sa gémellité.

Les bourreaux sont parmi nous.
Les bourreaux sont en chacun de nous.

... Qui de nous veille de cet étrange observatoire, pour nous avertir de l'arrivée des nouveaux bourreaux. Ont ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part parmi nous il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus. Il y tous ceux qui n'y croyaient pas, ou seulement de temps en temps. Il y a nous, qui regardons sincèrement ces ruines, comme si le vieux monde concentrationnaire était mort sous les décombres. Nous feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin. (Nuit et Brouillard - Alain Resnais-1955-texte dit par Michel Bouquet)